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Van Bogaert, Pieter

Music for televisions

On-line version: http://www.constantvzw.com/e01/fr/music.pdf

Bien avant qu’il soit question de vidéo-clips, la musique avait une relation tant soit peu gauche
avec l’image. Si les producteurs de musique s’efforçaient déjà de vanter leurs produits en
montrant des spectacles à la télévision, généralement, le chanteur ou la chanteuse se contentait
de jouer son numéro en play-back. Il était même rare que l’on voie les musiciens. Seuls
comptaient l’artiste et le texte. On aurait tout aussi bien pu couper le son et lire sur les lèvres:
regarder la musique. D’où venait cette relation problématique entre l’image et la musique?
Et: dans quelle mesure cette situation a-t-elle changé?

Depuis l’arrivée de MTV, le vidéo-clip fait essentiellement partie de la stratégie de marketing
du CD. L’image est pour le moins aussi importante que la musique. Parfois l’image menace
même d’éclipser la musique: les réactions ne manquent alors pas de se faire sentir. Les
puristes font un virage à 180° et choisissent "MTV-unplugged" et (l’image de) l’artiste: adieu
prouesses technologiques, tout ce que l’on entend est vrai. Les amateurs de musique hardcore,
eux, optent résolument pour toute la gamme des techniques disponibles: pour la musique et
l’image qui, à la rigueur, supplantent l’artiste. L’emploi de textes est lui aussi évité, parce que
trop lié à la personne et trop interprétable de façon univoque. La Techno a complètement fait
passer à l’arrière-plan l’image de l’artiste et l’originalité de sa création pour la remplacer par
un spectacle visuel. On crée de moins en moins de musique, on la trouve, on l’emprunte, on
va jusqu’à la voler, puis on la manipule. Les hybridations et les influences mutuelles involontaires
sont légion chez les musiciens. C’est que nous faisons partie d’une toile d’araignée inextricable,
nous avons déjà volé, avant de coucher une lettre sur le papier/d’enregistrer une note sur une
bande. On est soit personne, soit beaucoup de gens (le "sampler" en tant que compilation
de toutes les identités qu’il "sample"), mais une chose est évidente: nous ne sommes plus
nous-mêmes . Et personne ne l’a aussi bien compris que les DJ et autres samplers.

L’art est dans l’emballage

Depuis l’arrivée du sampling, le concept de musique-live a revêtu une toute autre signification.
L’artiste archaïque surprenait le public par son jeu rapide ou lent, les tonalités aiguës ou
basses de son chant, sa maîtrise de différents rythmes, et aussi encore par la grâce et
l’élégance de son apparition. Il manipulait en virtuose les moyens qui lui étaient offerts. Son
corps demeurait cependant le point central. L’art avait quelque chose de corporel et la virtuosité
consistait à dépasser les frontières de ce corps. Les techniques actuelles, elles, permettent
de vraiment tout faire en studio, abstraction faite du corps de l’artiste. Rythmes soutenus
encore plus rapides et plus longs, formations musicales pouvant être élargies à l’infini,
techniques de morfing à faire danser les paralytiques. Des musiciens qui ne se sont jamais
rencontrés dans la vraie vie, sont mis en contact l’un avec l’autre au studio. Les potentialités
du corps humain sont réduites à néant. L’aspect "documentaire" des concerts et des premiers
clips musicaux, qui portaient encore témoignage des capacités du musicien, appartient
définitivement au passé. La plus captivante des musiques est aujourd’hui réalisée derrière les
écrans des studios: le melting-pot électronique des mondes et des sons les plus divergents.
Même des vieux rockers comme les Rolling Stones ne peuvent plus jouer leur musique live,
car ils ne seraient plus synchro avec les effets visuels entièrement programmés qui constituent
le show pendant leurs méga-concerts.

La manière dont on fait de la musique s’apparente de plus en plus à celle dont on fait un film:
tout comme on monte la bande sonore, on peut composer avec des images. Tant en musique
qu’au cinéma, plusieurs cerveaux concoctent ensemble quelque chose qui serait impossible
à faire séparément. Le temps des partitions/scénarios est révolu: les morceaux de bande ou
de pellicule font à présent office de notes/annotations. Elles sont pétries, modelées, agglomérées,
dans les studios, comme le fait un sculpteur avec son argile... Est-ce un hasard que la plupart
des innovations du cinéma - après l’invention du IMAX et du VR - se situent au niveau du
son? Le son donne plus au spectateur l’impression de se trouver DANS l’écran, comme on
se fond dans le décor sonore d’une discothèque: qu’on éteigne les lasers et les lumières,
qu’on coupe le son, qu’on allume les néons - et il ne reste plus qu’une froide structure de
béton, l’illusion disparaît. Quelle est la portée de (l’image de) l’artiste dans tout cela? Ou bien
tout est-il possible par "la machine" ? Des musiciens comme David Shea et Otomo Yoshihide
encouragent explicitement leurs auditeurs à une utilisation créative de leurs CD, en enfonçant
par exemple la touche "shuffle", mais plus encore en les faisant jouer en accéléré, ou si cela
est possible, en passant simultanément plusieurs CD différents, comme on zappe à la télévision
ou qu’on active plusieurs écrans/fenêtres sur un ordinateur. Tout comme l’équipe de
cinéma/groupe de musique a pu être réduit(e) à une seule personne (un technicien), l’"art" est
à réduire à la machine.

La musique occidentale classique s’appuie sur l’assemblage et l’édification de blocs de sons
pour en arriver à un climax ou à un récit. Une forme d’architecture dans laquelle les volumes
sont posés côte à côte et les uns sur les autres. Une forme de projection, aussi, qui en
imprimant une certaine direction à la musique, ou en lui donnant un certain sens, donne vie
à une structure narrative. Varèse a un jour écouté un disque de musique orientale à l’envers
et découvert que, dans cette musique, le sens était moins déterminant (et même réversible)
ce par quoi, comme c’est également le cas dans l’Ambient, la majeure partie de la narrativité
disparaissait. Tout comme de l’architecture et du cinéma, il semble difficile de parler de
musique sans ses éléments narratifs. L’histoire du film, la fonction de la maison, la personne
dans l’image, le texte de la musique... c’est ce qui nous préoccupe principalement. Que dire
d’un art qui refuse de raconter une histoire? Que la Techno occupe aujourd’hui une place
révolutionnaire dans le paysage artistique est précisément l’expression du refus de la contrainte
narrative. Le dialogue entre l’homme et son média devient de plus en plus une union mystique
de l’artiste avec son média, une fusion, une dissolution dans son média. De pair avec la tension
entre les deux, disparaît aussi l’élément narratif classique. La musique en devient plus une
expérience physique qu’intellectuelle.

Aujourd’hui, plus que jamais, il s’avère que l’on ne peut parler que des histoires de la musique
et non de la musique elle-même. Car l’art lui-même, c’est l’emballage, le résidu infiniment
recyclable. Ce dont on parle d’ordinaire péjorativement, mais il suffit qu’on l’accepte comme
l’essence même, et voilà que s’ouvre toute une série de nouvelles perspectives. La musique
est alors ce qui n’est pas encore: un cocon, une chenille: forme pure qui ne s’inquiète pas
de ce qui va suivre, et pourtant déjà pur avenir. Le désir actualisé dont il est difficile de parler.
La liberté de projeter ses fantaisies les plus débridées. Rien de plus fugace qu’un son. Rien
de plus ardu qu’écrire sur la musique. Il ne nous reste qu’à prendre l’eau comme métaphore
pour la musique. La musique devient alors synonyme de liberté, d’éphémère (voir Ocean of
Sound de David Toop). "Sounds are only bubbles" (John Cage). La musique en vécu hyper-
individuel.

Il semble parfois qu’il est difficile de parler du vécu parce qu’il est trop compliqué. Mais sur
quoi écrivaient donc Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux ou de quoi parlait Benjamin?
Quel est finalement ce problème que sembler poser l’expérience vécue? Que nous en vivons
trop? Qu’une expérience noie l’autre et que nous n’avons ainsi en esprit plus aucune expérience
(distincte) claire? Le vécu est souvent mis en rapport avec la pureté. "La nature" est un lieu
de choix pour assimiler des impressions pures (simples à discerner). Là il est encore possible
de goûter le silence, la pureté de l’air... En ville, tout doit être formulé. Au superlatif. Il faut
dépasser les autres pour être vu. Puer davantage pour être senti. Crier plus fort pour se faire
entendre.

La vague de "unplugged" comme celle de la Techno peuvent être interprétées comme des
mouvements écologiques. Comme des réactions à la débauche de bruits et/ou d’images.
Chacun veut à tout prix envoyer ses messages (audio et/ou visuels) à travers le monde, alors
que la surabondance brouille totalement les cartes. Il n’y a plus rien à entendre, à voir. On
peut toujours crier. On crie tellement qu’on ne dit plus rien: la forme l’emporte sur le contenu.
Un trop-plein d’images et de sons barre le chemin à toute issue créative. Ceux qui ne ressentent
rien pour une musique épurée et sans fioritures, et choisissent le potlatch, ne le
peuvent qu’en recyclant. C’est justement ce recyclage qui est à la base de l’art vidéo et par
là aussi de l’esthétique du vidéo-clip. Plus encore: c’est ce recyclage qui est à la base de la
musicalité de l’image. Alors que c’était l’art lui-même, l’emballage, qui était auparavant recyclé
sans honte et sans fin, c’est maintenant au tour du contenu. Les images et les sons de l’art
sont recyclés et extirpés de leur contexte. Maintenant s’avère combien peu l’art avait encore
à dire. Maintenant s’avère que nous avons toujours éprouvé une admiration sans limite pour
des sacs vides. Que nous nous avons littéralement été empaquetés, conditionnés pendant
des siècles. Nous n’avons jamais réussi à voir au travers de l’emballage, à percevoir ce qui
se trouve dans ces sacs, parce que nous avons peur de parler de notre vécu...

Music for televisions

Au fond, l’image en elle-même n’est pas vraiment musicale. La musique n’existe que lorsqu’il
y a mouvement. L’image de télévision originelle, dans toute sa solennité, tenait paradoxalement
plus de la photographie que du cinéma. Il a fallu attendre Nam June Paik pour rompre
l’immobilisme des têtes parlantes de la télévision et faire de la musique avec des images. Ce
n’est pas un hasard que l’inventeur de l’art vidéo jouit d’une formation de musicien. Avant
qu’il travaille en vidéo, Paik faisait de la musique avec des bandes audio récupérées des
poubelles des studios radiophoniques de la WDR à Wuppertal, où il séjournait, ver la fin des
années cinquante, en compagnie de Wolf Vostell. Son travail sur vidéo consiste également
en grande partie à récupérer des images. Mais l’influence de la musique marquera de plus
en plus son oeuvre. L’exemple le plus connu est probablement sa collaboration, à la fin des
années soixante, avec Charlotte Moorman et son "tv-cello". Pour Paik le musicien, l’aspect
visuel de la musique a toujours été plus important que les sons - tout comme l’aspect musical
paraît plus important pour Paik le vidéaste. Dans la meilleure des traditions de Fluxus, il a
d’abord et surtout été un artiste de performance. Avant tout, il essayait d’éliminer le solennel
du "sérieux", comme John Cage l’avait fait auparavant dans sa musique. Avec Marshall
McLuhan, il voulait faire un "trou" dans la télévision, son art était une forme de méta-média.
Paik n’était que très rarement derrière la caméra. Son travail consistait principalement à
recycler et à manipuler des images.

Par le recyclage, Paik voulait faire de l’infiniment reproductible, quelque chose d’unique. Plus
on expérimente avec "des images trouvées" et moins celles-ci s’avèrent avoir de signification
en elles-mêmes. Mais ce qui saute aux yeux, c’est leur valeur d’amusement. C’est ce que des
groupes comme les Américains Emergency Broadcast Network (EBN) ou le Lucky People
Center (LPC) suédois ont su accepter sans problèmes. Un groupe comme EBN se laisse
tranquillement engloutir dans le jeu linguistique des médias. LPC de son côté utilise de façon
plutôt poétique des éléments dissociés, sans devoir (ou vouloir) jouer "le jeu". Le show de
EBN consiste à impressionner les spectateurs en les inondant des absurdités qu’ils ont
l’habitude de consommer à la télévision, en les exagérant, en scandant et répétant sans fin
chaque mot. Don Quichotte moderne, EBN mène une guérilla primitive contre le pouvoir de
la télévision. Le groupe est actif sur plusieurs terrains. Une donnée immuable dans tout ce
qu’ils font, la combinaison d’images (de télévision) avec de la musique (samplée) Avec leurs
spectacles, bandes et interventions avec l’EBV - Emergency Broadcast Vehicle - le rotating
satellite dish monté sur l’EBV, le télépodium aux allures de robot qui fait partie du light-show
pendant leurs spectacles, etc... ils parodient le pouvoir de la culture télévisée populaire. Et
comme le fait également la télévision, EBN porte l’accent bien plus sur la forme et l’impact
que sur le contenu.

Pourtant les artistes demeurent manifestement présents: le chanteur/speaker sur son autel
électronique, assisté d’un vidéo-et-disc-jockey. La part musicale de ce spectacle total fait
fortement penser au rap industriel blanc de Consolidated. Les deux groupes ont l’habitude
de scander continuellement leur propre nom et de projeter leur logo: comme le font CNN et
n’importe quelle chaîne de télévision américaine, qui martèlent sans cesse le nom du canal
télévisé regardé/écouté, et les bonnes raisons de s’y être branché. Mais face au sérieux de
Consolidated qui - en tant que blancs dans le milieu noir du rap - doivent continuellement être
politiquement corrects et s’opposer explicitement aux jeux des médias, il y a l’ironie et le
cynisme, l’incorrection politique effrénée de EBN, qui est de connivence avec les producteurs
(blancs) de télévision. Là où Consolidated met l’accent sur l’interactivité, sur la double
interconnexion, en passant, à mi-chemin de la représentation, le micro au public, EBN vise
l’unidirectionnel, droit vers la télévision. Ils se prêtent simplement au jeu de leurs frères blancs.
Reste à savoir qui cela dérange: EBN a beau se prêter au jeu/codes de la télévision, ils
n’arriveront jamais à la télévision. Ils ne peuvent que faire semblant.

EBN parodie une culture-panique comme celle que nous fait connaître Tribulations 99 - Alien
anomalies under America de Craig Baldwin. A l’aide de films de science-fiction bon marché
des années cinquante, de pseudo-documentaires scientifiques et de nouvelles télévisées de
l’époque de la crise cubaine, Baldwin donne forme dans ce film à une conspiration supposée
contre les États-Unis. Une théorie du complot dans laquelle même les OVNI ont reçu un rôle
crédible. Le remontage fait ressortir des sens nouveaux ou tout bonnement inventés. EBN
connaît la puissance de l’image mais également le mécanisme sous-jacent de la culture de
la panique. Leurs spectacles et autres activités ont toujours un côté "intervention urgente".
Chaque "émission" de EBN (qui jusqu’ici en dehors de leurs performances-live, n’est d’ailleurs
à voir que sur des bandes et depuis peu, aussi sur leur CD+), ressemble à une sorte de
télévision-pirate qui envahit en terroristes le canal, le poste de télévision du spectateur ingénu.
We interrupt this program . EBN fait mine de perturber le flot harmonieux de la télévision, et
montre ce qui ce passe dans les coulisses de la société du spectacle. Dans leur version du
We will rock you de Queen, le refrain est interprété comme un duo entre Bush et Clinton: les
présidents des États-Unis réduits à des (assommants) animateurs.

Le jeu véritable auprès des spectateurs à la maison n’est pas défini par les ennuyeux dirigeants
- Bush et Clinton dans leur rôle de président - mais par de bons animateurs - Bush et Clinton
dans leur rôle de duo rocker. En tant que professionels de la publicité, ils essaient d’inventer
un monde artificiel, de créer des images idéales et de réinterpréter des codes, et d’ainsi
classifier un tout aussi harmonieux que possible. Mais cette harmonie, sur laquelle la musique
classique toute entière est basée, est-elle encore possible? N’avons-nous pas plutôt besoin
d’un beat autoritaire et systématisant, dans ce brouillard au travers duquel personne ne voit
plus, et d’où tout équilibre/harmonie a disparu. Le beat fonctionne comme un bulldozer qui
enterre le chaos sous son propre bruit et autres déchets instantanés créant ainsi un volcan
condamné tôt ou tard à l’éruption. Ici aussi, la quantité devient qualité: la dictature du bpm
est l’équivalent musical des courbes d’audience. Difficile de savoir qui anéantira l’autre, peut-
être que tous deux se retourneront contre eux-mêmes. Les lois de l’entropie rendent le conflit
pourtant inéluctable. En collant un beat dessus, des groupes comme EBN et LPC amènent,
dans la foulée de Paik, des images principalement originaires des journaux télévisés jusque
sur la piste de danse. Ils font ce que la télévision a toujours voulu faire, sans jamais l’oser:
jouer sans souci avec la valeur musicale au lieu de la valeur informative des images. Ils
montrent en même temps que ces images ne peuvent être interprétées de manière univoque
et ils le font très plaisamment. De quoi peut-on encore parler sérieusement à un large niveau
social?

En réponse à ces îlots utopiques que chaque station de télévision représente dans les médias,
des zones autonomes sont ici créées: Negativland, EBN ou LPC, véritables squats intra-
médiatiques. Comme un virus, ils rongent les intestins des médias. Ainsi se retrouvent dans
le travail de LPC des images (et naturellement aussi des sons) documentaires télévisées
d’Indiens en voie de disparition, de pèlerinage à La Mecque, de Rodney King, de la guerre
du Golfe, des death-rows ou d’Afrique du Sud. Dans ces images prédomine la prophétie
religieuse. Outre les omniprésentes théories de conspiration, nombreuses sont les voies qui
mènent au salut: Hare Krishna, mais aussi Jesus Christ is soon to return. Le télépodium de
EBN n’est rien de moins qu’un autel électronique pour renforcer le message. Le supercliché
grâce auquel tous ces îlots intra-médiatiques ont su se protéger est "the preliminary warning";
les médias sont indépendants, affranchis du monde extérieur, et toute ressemblance est
uniquement due au hasard. Ensemble, nous montons aux barricades contre le complot qu’ont
formé les médias d’assujettir notre pensée/vie. Everything you know is true. We’re on top of
the conspiracy ladder.

Paradoxe de la musique intelligente

Alors que la musique puisait auparavant son contenu dans les textes, la numérisation a rendu
la musique elle-même signifiante. La musique audionumérique est une musique intelligente,
que seule la machine comprend, à réduire à son code: un solipsisme entraînant. La musique
audionumérique est ressentie, subie par le corps, mais elle n’est plus comprise comme l’était
son ancêtre analogique, dans laquelle on entendait quasiment les modules les uns près des
autres. La codification conventionnelle (la partition) pouvait encore être saisie sans connaître
de solfège: un coup d’oeil suffit pour faire la différence entre rapide ou lent, haut ou bas.
Audionumérique signifie compris par la machine et subi par le corps. C’est pourquoi
l’audionumérique est l’antithèse, bien plus que le successeur, de l’analogique. Avec
l’audionumérique, les contrastes deviennent plus grands. Haut ou bas, aigu ou sourd, rien
entre les deux. Alors que l’analogique offre beaucoup plus de transitions, mais par là même
beaucoup moins de climax. C’est pourquoi l’arrivée du cd a mis nos speakers à rude épreuve.
Ils étaient conçus pour le son provenant d’une aiguille qui rayait physiquement le vinyle et pas
pour l’oeil rigoureux du cd. On comprendra alors qu’un groupe comme Panasonic donne la
préférence aux machines analogiques: la relation entre vrai/faux qui est à la base de
l’audionumérique est trop restrictive. La communication analogique est une langue de relation,
à situer dans l’hémisphère cérébral droit: le siège de la sensibilité. Un langage composé de
mouvements de modules: des modes d’expression comme des soupirs ou des cris ont une
action comparable aux couleurs et aux lignes de l’art plastique. L’art pictural est sans doute
le langage analogique par excellence. L’analogique est une langue de 1001 semi-vérités, sans
cesse modulées à nouveau, marquée par la présence immédiate de la preuve. Ce qui est
audionumérique doit être compris, repose sur des conventions et des codes pré-donnés.
L’audionumérique doit être situé dans l’hémisphère cérébral gauche, là où réside l’intellect,
et est bien plus précis que l’analogique, parce qu’il ne choisit qu’entre deux possibilités, tandis
que l’analogique peut toujours choisir entre un nombre infini de possibilités.

En pensant avec la mémoire à court terme, aussi dite mémoire de travail, l’intellect humain
se situe entre le numérique et l’analogique. Splendeur d’une idée courte (Gilles Deleuze). Il y
a toujours plus que deux possibles (plus que pour un code numérique), mais pas de possibilités
en nombre infini (moins que dans l’analogique): seuls les souvenirs du passé récent ont un
rôle à jouer; une nombre fini, donc. Nous écrivons avec la mémoire à court terme, donc des
idées courtes. Le concept, qui n’est rien de plus que la modulation d’idées, prend alors
naissance chez le lecteur. Il est accepté comme vrai parce que nous pensons avec la mémoire
à court terme. Si nous pensions avec la mémoire à long terme, nous verrions surgir dans notre
cerveau une série infinie de possibilités et l’idée de vérité derrière ces concepts disparaîtrait.

Il nous est possible de changer d’identité aussi rapidement que nous pouvons sauter d’une
idée à une autre. L’identité ou plutôt sa remise en question, est une donnée importante dans
les récents courants musicaux. Gardant à la mémoire la donnée religieuse dans le travail de
groupes comme EBN et LPC, nous notons des allusions à la folie religieuse et des samples
provenant d’émeutes et de situations de guerre, dont le religieux et la revendication de la
propre identité forment la base. Dans le même temps, ils parodient cette donnée en se
décernant une identité qui s’intègre parfaitement dans cette pauvreté sociale: un réseau de
télévision d’une part ou un candide centre pour gens heureux. En se décernant eux-mêmes
le même statut que CNN, EBN se rend coupable dans les médias d’un délit semblable à celui
qu’est de représenter Allah dans l’Islam; mais ici, c’est en fait un voile/un rideau de fumée
derrière lequel ils se cachent.

The Residents ont sans doute été les grands précurseurs des musiciens anonymes qui jonglent
avec l’identité. Eux aussi se sont enrobés d’un voile de mystère en ne montrant jamais leur
vrai visage sur les couvertures des disques et pendant leurs concerts. Les bruits les plus fous
circulaient à propos de leur identité. C’était un groupe qui servait de couverture à des musiciens
célèbres qui pouvaient ainsi expérimenter avec la musique et revenir aux sources dans
l’anonymat. Car le retour aux sources, si important pour tout artiste créateur, est souvent relié
au dépassement de l’identité. Rien n’est aussi important et par là même aussi dangereux pour
les artiste s(et donc évidemment aussi pour les gens "normaux") que l’acquisition d’une
"identité". C’est sans doute la raison pour laquelle l’attention consacrée aux visuels des
concerts techno est au moins aussi grande que celle qui est portée à la musique elle-même.
Dans The Sound. the Picture. will be, une performance de la formation anglaise Locust, chaque
son employé pour la musique est montré sur un écran vidéo. Une expérience à la fois captivante
et déroutante dans laquelle la musique est réduite à ses visualisations. Nous voyons littéralement
chaque son employé. L’Ambient est un événement dont il est difficile sinon impossible de
dissocier les éléments constitutifs. En projetant l’image de sa musique, Locust en fait une
collection d’unités séparées. Les sons que nous entendons normalement dans l’Ambient les
uns au-dessus des autres, sont maintenant les uns après les autres. Beau à écouter, mais laid
à regarder. Une expérience (trop) didactique.

Ce que nous expérimentons dans une performance comme celle de Locust peut être décrit
par le terme deleuzien de "reterritorialisation". Ce dont il s’agit pourtant dans l’Ambient, c’est
du contraire: de déterritorialistion. La musique, les sons employés, sont défaits de leurs racines:
ce qui provoque l’effet liquide/flottant spécifique de l’écoute de l’Ambient. Déterritorialisation,
pour Deleuze, veut dire nomade, rhizome: pouvoir faire la même chose dans d’autres lieux.
A l’opposé du déracinement. Cela veut dire varier infiniment, muter. sampler, bref! En employant
l’image, Locust reterritorialise, parce qu’il donne à nouveau un support et des racines aux
sons. Le fait que la bande avec les sons ne change jamais donne quelque chose d’encore
plus statique à la performance. Nous voilà à nouveau en train de "regarder la musique", comme
aux premiers temps des programmes musicaux télévisés. Ici, on nous montre d’où vient la
musique et de quoi elle a l’air. En y collant un visage, on rend la musique reconnaissable, et
donc digestible. Une sorte de contenu ou de signification est donnée aux sons, en montrant
d’où ils viennent. La signification du son est dans son image comme la signification d’une
chanson est portée par le minois, ou si l’on préfère, par les simagrées de l’interprète. Là où
EBN est essentiellement de la musique à regarder (video-music, comme ils la nomment eux-
mêmes) Locust est essentiellement de la musique à écouter, pénible à regarder. EBN fait de
la musique avec des images. Leur musique a donc été enregistrée sur CD+, de pair avec les
images qui les accompagnent. Locust donne une image de sa musique et démantèle ainsi
l’effet "analogique" de l’Ambient. Ce qui peut être vu est bien plus près de la vérité.

L’étrangeté de la techno , ce sont les corps

D’où vient la musique? Y a-t-il un lien avec la réalité ou n’est-ce qu’imagination pure et simple?
Y a-t-il un autre choix que celui d’écrire, comme Proust, à partir de la mémoire? De choisir
pour la fragmentation contre la narration. Écrire avec des idées courtes (voir Deleuze). La
musique concrète, objets trouvés, ready-mades. La musique naît de l’abnégation de l’auteur,
du flux d’événements. Devenir musique. Aphex Twin fait de la musique comme elle a été
rêvée. Nous sommes en effet saturés d’images et de sons. La musique devrait plutôt être une
question d’élaguer que de rajouter. Une question de (re)structuration. Le sampling, comme
chez EBN et LPC, c’est jouer avec des clichés contre le cliché. La Techno va maintenant
encore plus loin. Chez les samplers, on cherche encore trop les sources. La techno pure doit
être totalement libérée de tout courant de pensée généalogique. On subit l’événement. La
techno est une aventure, un vécu (physique). Comme l’est lire, faire l’amour, travailler, faire
du sport. Plongé dans l’obscurité la plus totale, submergé par un son physiquement tangible,
on se sent emporté dans l’ivresse de la musique. Je vais à une performance de Autechre à
Gand, m’abandonne au beat et sourit avec approbation à ma voisine abasourdie.

Paradoxalement, ce sont les corps qui sont l’essence même de la techno, d’une part en faisant
de la musique un vécu purement physique pour l’auditeur, et de l’autre en excluant le plus
possible de la phase de création le corps en tant qu’interface entre le cerveau et les machines.
La plupart du temps, dans un concert techno, on voit quelqu’un aux commandes sans voir
ce qu’il fait: un corps presque superflu. Parfois on ne voit rien du tout, mais on sent encore
toujours la présence du performer, ne serait-ce que parce que l’organisateur continue à marteler
que la musique que nous écoutons est live - comme s’il cherchait à s’excuser auprès du
public, qui ne peut vérifier les sons par leur pendant visuel. L’aura de l’invisible? En techno
(et pas seulement dans les concerts live) un certain mystère entoure le "performer". A l’inverse
de la musique pop, il n’y a pas d’idole dont le comportement et l’habit servent d’exemple à
ses fans. Le musicien techno paraît s’effacer le plus possible: il travaille dans l’obscurité du
studio, faut usage de différents pseudonymes et de différents genres, puis pour le sampling
à des sources diverses, ce par quoi les personnes ou les groupes ont à la fois moins (parce
que trouble) et plus (parce que multiple) de personnalité.

Comme dans les années soixante, la scène techno est aussi fort concernée par les nouveaux
états de conscience provoqués par les drogues, le manque de sommeil, les styles de vie
outrés. L’image que l’on se fait de soi et qu’on affiche est aussi amorphe qu’une diapo liquide.
Ou encore, il n’y a plus d’image du tout. Avec l’image disparaît l’idéologie. Pas de doctrine,
pas de convictions. Rien que des corps ruisselants, des endroits enfumés, des drogues, des
lumières aveuglantes, de la musique envoûtante.

***

Un jour, A. a refusé de continuer à bouger. Au cours des années, après avoir fait valser de
dégoût son poste de télévision, il avait rempli sa chambre de samplers, de synthétiseurs
analogiques et numériques et de l’appareillage d’enregistrement approprié. De là, il envoyait
régulièrement des bandes à son producteur de disques dans la tranquille petite ville provinciale
de G. Il recevait parfois par retour de courrier des articles parlant en termes élogieux de ses
productions et émettant les hypothèses les plus folles sur son identité. Au début, il y trouvait
un certain amusement, puis il s’en désintéressa totalement. Depuis peu, il mettait
systématiquement à la rue les éléments de son appareillage sophistiqué. Son éditeur avait
remarqué sa tendance à la sobriété dans ses bandes, et suivait, de pair avec la presse
spécialisée, son évolution avec intérêt. Mais les manipulations absurdes qui emplissaient sa
vie irritaient A. de plus en plus. Il trouvait qu’il y avait déjà bien trop d’action dans le monde,
pour encore y ajouter plus de sottises, comme le faisaient les ravers dévoreurs de xtc. On ne
fait des choses que pour oublier qu’on est superflu. On fait quelque chose pour se rendre
indispensable. Ce n’est pas ce qu’on fait, mais le fait qu’on le fasse et la manière dont on le
fait qui importe. Tout ce qui était fait était gâchis. Cela l’énervait, non, à la vérité, cela l’enrageait.
Il essaya donc de devenir passif aussi purement et systématiquement que possible. Il se
réduisait à sa pure essence: un corps superflu. Il contemplait encore le monde, mais refusait
d’y participer. Il constata que la seule manière d’en jouir était de ne point en faire partie.
Misérables créatures . Il décida de devenir pur esprit. Plus de corps et certainement plus
d’apparition. Intangible. Les bonnes manières lui avaient toujours répugné. Les seuls corps
pour lesquels il éprouvait encore quelque respect depuis sa période punk étaient ceux des
prostituées. Il ne pouvait plus supporter tous ces autres corps hypocrites. Au lieu d’en planter
un, encore plus grand, encore plus envahissant, il choisissait de disparaître. Il détestait toute
cette apparence qui ne le fascinait plus. Il lui arrivait de rire aux larmes, parfois de crier à
perdre voix. Il n’enfantait plus d’idées, mais tournait tout entier à l’émotion devenue son. Il
appela cette musique concrète, pour rire. Son corps était invisible, introuvable, il ne lui restait
que des sons dans les ténèbres. Presque par accident, il était devenu pure musique.

La dernière bande que A. envoya à G. contenait un amalgame amorphe de sons longuement
retenus, sans structure intelligible. Une écoute attentive laissait supposer des pets, ou des
rots. Difficile de définir s’ils provenaient d’un être humain, d’un animal ou d’une machine. Il
aurait pu s’agir d’un crapaud croassant ou du grincement de dents d’un homme; des samples
d’un groupe punk oublié? Des craquements d’os, des éternuements, des toussotements, des
halètements. La critique se répandit avec un enthousiasme mitigé sur le caractère libérateur,
à la fois suggestif et dépourvu de signification, de la musique. Une question était sur toutes
les lèvres: pouvait-on aller encore plus loin? Mais A. ne s’en souciait plus guère. Son corps
en fermentation n’était encore là que pour les quidams.

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