Constant Verlag*

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Stengers, Isabelle

Dépaysements

Écrit pour le projet Stich and Split. Corps et territoires dans la science fiction, un projet de Constant vzw, organisé par la Fundació Antoni Tàpies, Barcelone, avec la collaboration de Universidad Internacional d’Andalucía-UNIA arteypensamiento, Sevilla.

Written for the project Stitch and Split. Selves and Territories in Science Fiction», curated by Constant vzw and organised by the Fundació Antoni Tàpies, Barcelona, with the collaboration of the Universidad Internacional de Andalucía-UNIA arteypensamiento, Sevilla.

Escrito para el proyecto Suturas y fragmentos. Cuerpos y territorios en la ciencia ficción, un proyecto de Constant vzw, organizado por la Fundació Antoni Tàpies, Barcelona, con la colaboración de la Universidad Internacional de Andalucía-UNIA arteypensamiento, Sevilla.

On-line version: http://data.constantvzw.org/s-a-s/14_stengers.pdf

Nous sommes réunis pour des opérations de « stitch and split » dans un champ défini par deux pôles en tension, science et fiction.

S’agit-il de deux registres opposés? Beaucoup de scientifiques prétendraient que oui, et partiraient en guerre contre le mot même de « tension » qu’ils soupçonneraient de vouloir éviter celui d’opposition. Mon projet, parce que j’ai été chimiste il y a longtemps, est de tenter de décomposer ces mots, trop gros, trop agrégés, afin d’expérimenter sur les questions multiples qu’ils agrègent et afin d’essayer des modes de mise en communication. Il n’y a pas d’opposition en chimie, mais justement des essais de « stitch » et de «split».

Une chimiste ne procède jamais en général, mais toujours avec des (ré)actifs. Je vais donc essayer de penser à partir des romans de science fiction qui ont participé à la production de ma manière de penser la question des sciences. C’est-à-dire ces romans qui m’ont rendue capable de gagner une certaine liberté par rapport à ce que nous appelons « sciences »: une liberté d’envisager autrement leur histoire, c’est-à-dire aussi de me situer autrement… .

La science fiction est un domaine très vaste. Il faut commencer par séparer, décomposer, « split », ce qui ne signifie pas juger, hiérarchiser entre bons et mauvais, mais distinguer, discerner. Les références de type scientifique ou technique ne peuvent servir, puisqu’elles sont partout présentes. Mais la manière dont elles sont présentées compte. Par exemple, je n’ai rien appris de ces romans où sciences et techniques sont mises sous le signe d’un progrès simple: les humains savent faire ce qu’ils ne savent pas faire aujourd’hui, mais l’aventure met en scène des personnages que nous reconnaissons, qui nous ressemblent. Je pense par exemple au célèbre « Beam me up, Scotty ». L’existence d’une technique de téléportation rend possibles certaines histoires racontées dans Star Trek mais nous ne savons pas du tout comment cette technique a transformé la vie sociale, culturelle, politique, émotionnelle sur Terre. C’est une possibilité d’abord instrumentale, au service du scénario, et qui ne fait pas exister un monde nouveau. De fait, le monde de Star Trek est un monde de militaires, avec des commandants, des amiraux, des Etats Majors. L’Amérique dans les étoiles cela ne dépayse pas.

Le fait que le monde n’ait pas changé peut d’autre part être tout à fait remarquable. Par exemple au début du film « Alien », nous avons affaire à un navire de transport commercial, et dedans il y a des travailleurs, mal payés, exploités. Les humains ont conquis les étoiles, mais la société n’a pas changé, c’est beaucoup plus intéressant.

Il existe aussi ce que l’on pourrait appeler une science fiction philosophique. Là, la référence n’est pas au progrès scientifique, mais à des questions très profondes sur la vérité, la réalité. Comme dirait Kant, sur ce que l’homme peut connaître, ce qu’il doit faire, ce qu’il peut espérer. Ce serait le cas avec Philip K. Dick, par exemple. Si vous vous souvenez du film Total Recall, la question porte sur la différence entre un vrai souvenir, une vraie expérience, un vrai monde, et quelque chose qui est immédiatement implanté dans le cerveau. C’est le doute de Monsieur Descartes qui est mis en fiction: comment suis-je sure que ce monde existe vraiment, est-ce que je ne le rêve pas?

Il y a un grand moment dans le film quand QuailSchwarzeneger lui-même doit décider si ce qu’il vit est « réel », ou bien si c’est un « souvenir » implanté qui s’est emparé de lui, et dans lequel il risque d’être bloqué définitivement. C’est ce que lui dit l’envoyé de Rekall Incorporated, qui se présente comme ayant été implanté dans le psychisme de Quail pour tenter de lui faire accepter que ce qu’il vit n’est qu’une illusion. S’il n’accepte pas, il deviendra pour toujours prisonnier de son rêve. Quail hésite et décide. Il tue l’envoyé, parce qu’il a vu une goutte de sueur sur son front lorsqu’il le menaçait. S’il faisait partie de son rêve, il n’aurait pas eu peur. Quail a décidé, mais nous ne savons pas si son critère était le bon – l’envoyé-implant a pu appartenir somme toute à son rêve. Et de fait, c’est juste après la décision « irrévocable » que la violence la plus incroyable se déchaîne, et que Quail finit effectivement, comme le contrat initial le prévoyait, par être celui qui aura sauvé Mars. Le contrat étant satisfait, se réveillera-t-il ensuite? Selon l’hypothèse, le sens de chaque scène se transforme, et le spectateur vit, effectivement, l’expérience du doute de Monsieur Descartes: comment distinguer le rêve de la réalité?

Autre exemple de philosophie fiction: 2001 l’Odyssée de l ’Espace. Bien évidemment c’est une merveille du point de vue du réalisme de ce que serait « vivre dans l’espace ». Et bien évidemment l’épisode de Hal, l’ordinateur qui entreprend de tuer tous les passagers pour le bien de la mission, est devenu une légende de l’intelligence artificielle. Mais la question est celle de l’humanité, de son origine, de ses créateurs, de sa vocation. La technique est ici mise au service d’une interrogation de type philosophique.

Pour poursuivre cette opération de discernement, de « splits » entre sciences fictions, et pour introduire le type de rapport de la fiction aux sciences et aux savoirs qui me permet de tenter une opération de « stitch », je voudrais utiliser, en contraste avec 2001 l’Odyssée de l ’Espace, le livre de David Brin, The Uplift War.

Cela se passe dans une humanité future assez réconciliée avec elle-même pour s’être préoccupé de ce qui est véritablement intéressant: une Terre ré-habitable et l’élévation au statut de sapiens sapiens de deux espèces prometteuses survivantes à nos excès, les dauphins et les chimpanzés. La science qui importe n’est plus du tout la physique, c’est l’éthologie! C’est alors que se produit le très classique « premier contact ». Et les humains découvrent que leur projet rejoint ce qui est en fait la norme intergalactique. Ce que la science de l’évolution darwinienne nous demande d’accepter aujourd’hui, qu’une espèce soit capable, par ses propres moyens, de s’élever au statut d’être pensant, nous apprenons que nous sommes les seuls, dans une zone hyperpeuplée de l’univers, à le penser. Pour la multitude d’espèces pensantes organisées selon des rap-ports féodaux entre patrons «élévateurs» et clients «élevés», les humains ont été victimes du crime par excellence, l’abandon en cours d’élévation: de véritables enfants loups, extrêmement mal élevés, et, qui plus est, d’ores et déjà en voie de devenir « patrons » sans avoir jamais été « clients ». Bref, l’avenir des humains est assez menacé dans un monde galactique où les espèces pensantes sont produites, mais peuvent aussi être supprimées.

Brin opère sur l’imagination une expérience de dépaysement. D’une part, il invente ce que pourrait être l’expérience de chimpanzés et de dauphins intelligents, en tension entre leur passé et le processus où ils sont engagés, mais aussi celle d’autres espèces dont nous n’avons pas la moindre idée. Il fait exister des altérités crédibles, d’autres manière de se comporter, d’autres corps, un monde où l’altérité est normale, ce que toutes les espèces, sauf les humains, ont toujours connu, depuis leur élévation. Il nous propose d’imaginer ce que seraient des espèces « pensantes » comme nous, mais qui seraient venues à l’existence pensante dans un monde peuplé d’autres espèces pensant sur des modes très divergents, parfois très dangereux, un monde féodal, où les patrons sont responsables du bon comportement de leurs clients, où la guerre menace toujours, où le génocide est quelque chose de normal.

Mais aussi, et c’est ce qui sera développé dans Brightness Reef, premier épisode de la deuxième trilogie, qu’est-ce que c’est, devenir pensant, dans un univers où l’on a une espèce–parent qui vous fabrique et vous donne immédiatement accès à un savoir universel, au sens propre, et amnésique quant à ses processus de création, dans un univers où penser ne signifie pas apprendre mais hériter d’une histoire et de savoir tout faits? Brin produit un contraste tout à fait intéressant entre les rapports humains aux savoirs et aux techniques et ceux de toutes les autres espèces qui, par définition, ont été «élevées» dans un monde où ces savoirs et ces techniques, mis au point depuis de temps immémoriaux, étaient à leur disposition. Et l’on peut commencer à se demander, à la fin de la trilogie, si l’abandon dont les humains ont été victimes ne répondait pas à un très ancien projet, visant à introduire une source de nouveauté que la diversité éthologique ne suffit pas à produire, écrasée comme elle l’est par le «donné» homogène des savoirs. Bref, alors que se poursuivent complots, histoires d’amour et intrigues galactico-politiques, c’est l’ensemble des lectures religieuses, mythiques ou scientifiques des origines et de la vocation de l’humanité qui est brassée, réarticulée, agencée sur des modes qui mettent à l’épreuve leurs hiérarchies usuelles: d’abord vinrent les croyances, puis la science, la même pour tous, et des survivances superstitieuses…

Contrairement à 2001 l’Odyssée de l ’Espace, il ne s’agit pas ici de philosophie. Bien sûr la question « qu’est-ce que l’humanité? » est posée, mais c’est une question qui préoccupe activement les différents acteurs et cela sur un mode très factuel. L’homme n’est plus au centre, c’est simplement une espèce malheureuse, mal élevée, avec des idées tout à fait bizarres, comme par exemple celle de monsieur Darwin, selon laquelle la seule sélection biologique suffit à expliquer l’accession d’une espèce à la pensée. Qui a abandonné les humains? Pourquoi? Est-ce un crime insensé, ou bien est-ce que cela fait partie d’un projet? Brin ne met pas en scène nos questions, il invente une situation où nos questions deviennent les questions normales que se pose une espèce abandonnée, qui a dû tout créer elle-même. Une anomalie, mais non pas, au sens de la philosophie, où la souffrance de l’homme, ses questions, sont en rapport avec la vérité. Une anomalie par rapport à ce qui est normal dans cet univers.

Nos idées, nos théories scientifiques dont nous sommes les plus fiers, font donc l’objet d’un profond dépaysement. L’anomalie en effet n’est pas, comme le doute de Descartes, le chemin de la vérité, mais le résultat du caractère anormal de ce qui nous est arrivé. Il n’y a pas de chemin, pas de vérité mais un monde dangereux où il y a des alliés et des ennemis.

Sciences, faits et innovation.

Depuis le 17ème siècle, notre monde s’est peuplé de créations surprenantes. Nous devons accepter que la terre que nous sentons immobile sous nos pieds est en mouvement rapide, nous avons dû accepter que des corps aussi distants soient-ils sont unis par des forces d’interaction invisibles, que nous vivons avec des milliards et des milliards de vivants imperceptibles, sans parler des molécules, des atomes, des neutrons, des neutrinos… . Chaque être nouveau est au centre d’une aventure, et une aventure qui transforme les questions, qui permet aux scientifiques d’inventer de nouvelles manières d’interroger, de déplacer la différence placer entre ce qui est possible et ce qui n’est pas possible.

Si les sciences devaient tenir leur productivité d’une méthode, de ce que, comme on dit, elles observent les faits et respectent les faits, le « stitch » avec la fiction serait peu prometteur. Mais les faits scientifiques, en tout cas lorsqu’il s’agit des sciences créatives, sont très différents des faits usuels. Ce qui signifie que dans le cas des sciences également, il s’agit de « split », de discriminer entre le type de « faits » associés aux sciences « créatives », et les faits usuels.

Il est impossible de « respecter » les faits en général, car le cas général est que, quel que soit le fait, nous pouvons l’interpréter assez librement. Il ne nous dit pas comment il faut l’interpréter. Prenez une situation comme le chômage par exemple. C’est un fait que nous ne vivons plus dans une situation de plein emploi, et on ne réussira pas à dire toutes les conséquences de ce fait, tout ce que cela change pour chacun d’entre nous. Même pour ceux qui ont un emploi, et à qui on dit « si vous n’êtes pas content, il y en a d’autres qui seront heureux d’avoir votre emploi ». Et pour les parents qui ne peuvent plus dire aux adolescents « travaille, si tu réussis tes études tu pourras avoir le métier que tu veux ». Pour une enseignante comme moi, qui ne sait pas quoi dire aux bons étudiants, aux bonnes étudiantes qui vont sans doute se retrouver au chômage.

Pour les migrants à qui on fait comprendre par tous les moyens qu’il n’y a pas de place pour eux. Sauf lorsqu’on les fait travailler au noir, parce que le travail légal coûte, disent les employeurs, trop cher. Le chômage est important, il est mesurable, et pourtant ce fait on l’interprète comme on veut. Les économistes de droite nous disent que c’est parce que le travail est trop cher, ceux de gauche disent que c’est l’exploitation capitaliste, certains nous disent que c’est transitoire, d’autres que le plein emploi de reviendra jamais… Entre les faits de la physique, ou de la chimie, et ceux de l’économie, un « split » est nécessaire car au laboratoire, ce qui intéresse les scientifiques ce ne sont pas les faits observables, aussi importants soient-ils, mais les faits de la réussite expérimentale.

Parler des sciences qui innovent, c’est décrire non des démarches méthodiques, ni des faits en général, mais des réussites qui dépaysent. Le fait qui peut être respecté est une réussite exceptionnelle: on a réussi à faire exister des faits qui ne se laissent pas interpréter comme on veut. Et c’est toujours un événement. Ici, maintenant, nous avons réussi à créer une situation qui a le pouvoir de dire comment il faut l’interpréter. La création scientifique au laboratoire a ceci de très particulier qu’elle a pour première valeur de transformer un phénomène en arbitre. Auparavant on pouvait penser ce que l’on voulait, maintenant, de par l’événement que constitue une réussite expérimentale, on est forcé, obligé, contraint par les faits.

Rien d’étonnant alors que science et fiction puissent être opposées car c’est l’événement même qui les oppose: jusque là nous étions libres d’inventer les explications que nous voulions, maintenant nous avons réussi à créer une situation où nous avons perdu cette liberté. Ce que l’on oublie pourtant, c’est que cette situation a été créée, c’est à dire que le scientifique est un véritable auteur. Mais c’est un auteur très curieux, puisque son but, sa réussite, est que l’on reconnaisse que grâce à sa création il peut affirmer qu’il n’est pas l’auteur de son interprétation. Ce que l’on oublie aussi est que la fiction que cet auteur oppose à ses propres énoncés « autorisés par les faits », n’a rien à voir avec l’œuvre de fiction, c’est l’ensemble des savoirs, mais désigne des idées, des doctrines, qui seront dits tous également arbitraires par contraste avec la réussite expérimentale.

En ce qui concerne de telles réussites, ce que nous appelons science fiction ne peut rien ajouter. C’est pourquoi les nouveautés techniques et scientifiques qui sont utilisées dans Star Trek sont présentes avant tout comme des instruments, rendant possible ce qui aujourd’hui ne l’est pas. En effet, l’auteur de science fiction ne peut avoir la moindre idée de comment ce qui est aujourd’hui impossible sera devenu possible dans l’avenir, parce que personne ne peut le prévoir, parce que les sciences créatives passent toujours par des chemins inattendus.
Au mieux, l’auteur peut donner toute son importance dans l’intrigue à des questions posées aujourd’hui, des questions qui dépaysent. Ainsi David Brin, dans Kiln People, prolonge la mise en question de la convergence de notre expérience convergente: partager un même monde, et nous comprendre les uns les autres. Il ne s’agit pas de philosophie car ceux qui avancent l’hypothèse que ce monde partagé pourrait être une construction ne dramatisent pas le malentendu et l’incommunicabilité, le « split ». Ils dépaysent, ils rendent plus compliqué. Pour eux, la manière dont chacun de nous perçoit et interprète pourrait certes différer, mais le « stitch » importe aussi bien. Le fait que nous pouvons le plus souvent nous entendre, coordonner nos pensées et nos actions, bref, négocier un même monde, n’en devient que plus intéressant. Ce que nous pensons normal, avoir affaire au même monde, nous affronter à propos d’un même monde, devient une réussite extraordinaire, une opération permanente de « stitch and split ». Dans Kiln People, on sait comment produire des copies conformes des humains, qui ne vivront qu’un jour ou deux, et dont tout l’espoir est que leur expérience, ce qu’ils ont vécu, puisse, avant qu’ils se désintègrent, être « chargé » dans leur original. Ainsi leur désintégration ne sera pas leur mort. Et l’hypothèse que chacun d’entre nous produit son expérience, son monde, par des moyens différents est au cœur de l’intrigue: une copie conforme ne peut communiquer ce qu’elle a vécu que à son propre original, pas à quelqu’un d’autre.

Je viens de citer ce qui, pour moi, est une opération de « stitch » réussie. Brin a réussi à coudre ensemble une hypothèse risquée de la science d’aujourd’hui avec un monde fictif. Cela lui a permis d’éviter l’idée qu’avec le progrès scientifique tout deviendra possible: il y aura d’autres complications, d’autres impossibles, et ce sont ces contraintes qui « font fiction » qui l’engagent dans l’exploration d’autres manières d’expérimenter la vie, de vivre son corps. De manière plus générale, Brin ne s’est jamais simplement servi des possibilités techniques associées aux sciences ou aux spéculations scientifiques, comme les univers multiples, les trous de vers, les possibilités de voyager à une vitesse supérieure à la lumière comme de moyens pour une intrigue, mais comme « intriguant », faisant partie de l’intrigue.

Voilà donc le premier type de « stitch », de couture: lorsque les auteurs de science fiction prolongent, amplifient, fabulent avec une hypothèse. Lorsque ce qu’ils explorent est la manière inattendue dont une petite différerence peut changer énormément de choses, lorsqu’ils suivent et créent à la fois les conséquences de cette différence. La science fiction se fait alors expérimentation historique-sociale-culturelle, et, comme l’expérimentation des scientifiques, elle donne toute son importance à la question « et si? », à la création de toutes les différences que peut faire une différence. Comme les sciences, la science fiction réussit dans ce cas à compliquer, à mettre en risque. Les hypothèses contre-factuelles qu’elle crée sont des occasions d’apprentissage, où l’auteur produit la possibilité d’envisager d’autres manières d’être « humains », dans d’autres mondes, qui affectent leurs corps, leurs sentiments, leurs pensée, de telle sorte que ce qui est pour nous « normal » devienne matière à histoire, soit mis en jeu par l’intrigue.

Inversement, je ferais l’hypothèse que plus les sciences et les techniques sont définies comme puissantes par une œuvre de fiction, capables de répondre à tous les rêves humains sans créer de conséquences inattendues, moins-nous sommes dépaysés. Que ce soit pour dénoncer, pour mettre en abîme, ou pour fantasmer un destin universel de l’humanité, la science fiction, dans ce cas, tend à respecter et confirmer les évidences contemporaines.

Sciences, expérimentation et politique

Je tenterai maintenant une deuxième opération de « stitch », à partir de la question de la relation entre certaines œuvres de science fiction, et ce que nous appelons aujourd’hui « sciences humaines », et prendrai pour point de départ cette auteure classique qu’est désormais Ursula Le Guin. Le Guin était fille de l’anthropologue Krœber, et les risques qu’elle a pris sont ceux de la mise en risque, de l’épreuve qu’impose à l’anthropologue la rencontre avec des peuples différents. Comment devenir capable d’entrer diff en contact avec ces peuples? Depuis Le Guin, la science fiction n’a cessé, avec les histoires de « premier contact », d’essayer de rejouer notre histoire, ce qu’aurait pu être une ethnologie dissociée du colonialisme et des certitudes de l’homme « normal », décrivant et jugeant les autres à partir de leur écart à la normalité.

Son roman le plus connu, La main gauche de la nuit, nuit met en scène un ambassadeur humain sur une planète dont les habitants nous ressemblent, à ceci près qu’ils sont usuellement asexués, sauf au moment où tous « entrent en chaleur », ne pensent plus qu’au sexe, et peuvent devenir, selon les circonstances, soit mâles soit femelles. Et l’histoire fait sentir que là, c’est l’humain « normal » qui est anormal, pervers sexuel, en état de chaleur permanent. Le roman réussit à nous imposer l’expérience, et non pas seulement le choc, associée au fait que ce qui allait de soi ne va plus de soi.

De même, avec la série de C.J Cherryh qui commence par Foreigner, la situation du « premier contact » n’est pas traitée sur le mode du mythe comme avec Rencontre du Troisième Type, par exemple, et ses fascinants extra terrestres qui semblent si sages et si pacifiques. Ni bons ni mauvais, les Atevis sur la planète desquels un navire spatial égaré est arrivé, diffèrent des humains sur un point: les relations individuelles affectives, amitié ou amour, sont étrangères à leur espèce. Et l’ensemble des rapports entre individus et collectifs sont dès lors agencés sur un mode très différents du nôtre, où ce que nous appelons « affectif » n’occupe pas de place, où la société tient tout à fait autrement, avec des conflits, des intrigues et des trahisons qui, pour les humains, sont incompréhensibles.

Dans le cas de Foreigner, de Cherryh, l’histoire commence très mal. La cœxistence entre Atevis et exTerriens suscite, à cause de la bonne volonté des humains qui croient comprendre, qui sont plein de bonne volonté, qui veulent s’entendre avec les Atevis, des incompréhensions, malentendus, trahisons apparentes, et finalement une terrible guerre. Le roman commence bien après cette guerre, dans un monde qui résulte de la décision que les deux sociétés ne peuvent être mélangées. Afin de négocier la communication progressive aux Atevis qui les réclament des techniques qui leur sont étrangères, sans provoquer les désastres écologiques, culturels et sociaux que les Terriens connaissent trop bien, un seul humain, un diplomate, vivra chez les Atevis. Expérience de dépaysement radical qui est le tissu du roman.

Car ce diplomate devra apprendre systématiquement, à se méfier de lui même, de ses attentes, de ses besoins affectifs, de ses anticipations psychologiques. Ce qui semble aller de soi est mis en risque, et ce risque n’est pas, comme au laboratoire, matière à preuve, mais il met à l’épreuve. C’est le corps, sensible, affectif, ému, du diplomate qui doit être discipliné, et qui deviendra, progressivement, capable de devenir un véritable médiateur, susceptible d’appartenir à deux mondes. Cherryh, comme Le Guin, sont proches de l’invention scientifique. Il ne s’agit pas d’essayer d’imaginer des êtres complètement différents. Si nous sommes dépaysés, si l’humain « normal » est dépaysé, c’est à partir d’une différence, une différence qui, dans les deux cas est biologique, mais ce qu’elles inventent est tout les contraire d’une réduction au biologique. Ce qui importe est l’exploration des conséquences de cette différence. Tout devient anormal. Le monde est différent.

Dans ce stitch, dans cette couture, les écrivains de science fiction apparaissent comme de véritables chercheurs. Ce qui soulève une question. Ce qu’ils réussissent n’aurait-il pas dû être le travail des chercheurs en sciences humaines, sociales, historiques? Pourquoi les sciences créatives dont j’ai parlé n’ont-elles pas créé du nouveau en ce qui concerne notre rapport à nous même, à nos sociétés, à nos histoires? Pourquoi notre société a-t-elle été bouleversée par des techniques nouvelles, mais pas par l’exploration de manières nouvelles de nous entendre, de travailler ensemble, de penser ensemble?

On peut bien sûr donner beaucoup d’explications politiques. Et c’est ce qu’a fait Foucault par exemple. Si on continue à mettre les gens en prison où ils deviennent le plus souvent délinquants, ou à faire de l’école un lieu de tristesse, c’est parce que ces échecs sont en fait des réussites. La prison est une machine à fabriquer une différence stable entre vrais délinquants et honnêtes gens, et l’école est une machine à discipliner les corps et les pensées.

Mais ma question s’adresse aussi aux sciences. Pourquoi, à partir de la psychologie animale et avec les sciences humaines, avons-nous affaire surtout à des sciences tristes, des sciences coupées de l’invention? Des sciences qui semblent être d’autant plus fières d’elles-mêmes qu’elles ont réussi non pas à produire du nouveau, mais à rendre moins intéressant, moins compliqué, moins surprenant ce qu’elles étudient?

Par exemple, je pense à l’école, dont on peut dire, pour suivre Foucault, que c’est une machine à sélectionner, et donc à fabriquer de l’échec. Où sont les chercheurs qui travailleraient activement, inventivement à toutes les occasions de nous faire concevoir d’autres possibilités? Et cela en un sens non pas critique mais expérimental. Ne pas dénoncer l’école, mais faire éprouver la possibilité concrète d’une autre manière d’enseigner. Dénoncer est triste et sans risque. Créer est tout autre chose. Les pédagogues ne cessent de poser la question de l’échec scolaire, mais créer ne signifierait pas « tenter d’éviter les échecs » mais, par exemple, concevoir la possibilité de situations où c’est la question même de l’échec qui ne pourrait plus être posée: faire exister la possibilité d’un avenir « dépaysant » paysant où l’idée que les enfants doivent être « jugés », « évalués » apparaîtrait comme une curiosité barbare.

Si nous nous souvenons encore aujourd’hui des Libres enfants de Summer Hill, ce lieu « utopique », où les enfants apprenaient comme ils voulaient, mais passaient beaucoup de temps à apprendre à décider comment vivre ensemble, nous nous en souvenons comme d’une expérimentation politique et culturelle subversive. Pas comme d’un événement à partir duquel des questions nouvelles se seraient posées aux chercheurs scientifiques, un événement qui les aurait mis au travail, à partir duquel ils auraient appris à envisager l’école sur un mode qui nous dépayse, qui met en question nos jugements quant à ce qui est normal.

Encore une fois, on pourrait dire que la question est politique, mais il faut insister sur le fait que les scientifiques – pédagogues, psychologues, sociologues - ne sont pas réprimés par le politique, ils définissent eux-mêmes leur science contre l’imagination du possible. Sauf certains éthologistes – ce n’est pas un hasard que, dans The Uplift War, Brin ait fait de l’éthologie la science importante. Certains éthologistes osent le risque de poser la question: de quoi pourrions nous rendre les animaux capables? Non pas qu’est-ce qu’un perroquet, ou qu’est-ce qu’un singe, mais que peut-il devenir dans un nouveau type d’environnement?

Une nouvelle possibilité de « stitch » pourrait donc tourner autour de cette question: pourquoi les sciences ontelles abandonné leur capacité d’invention lorsqu’il s’agit des êtres, animaux ou humains, et des devenirs dont ces êtres sont capables?

Je commencerai par un exemple, celui du célèbre cheval Clever Hans, dont le dossier vient d’être rouvert par Vinciane Despret [1]. Hans, semblait-il, était capable de compter, mais les scientifiques de l’époque ont montré qu’il ne savait rien du tout: il était guidé par des signaux imperceptibles produits par les humains. Il s’agissait donc de ce qu’on appelle en expérimentation un « artefact »: celui qui pose la question est responsable de la réponse. Les sciences psychologiques ont appris la leçon: Attention, attention de ne pas influencer vos sujets! On a retenu de Hans qu’« il ne savait pas vraiment compter », c’est à dire que la première vertu de la psychologie devait être la méfiance. Il n’y a pas eu transformation de la situation en occasion d’apprendre, de Hans, avec Hans, mais jugement et condamnation.

Le caractère dominant pris par les pratiques de méfiance, de soupçon, désigne le point où l’invention qui appartient aux sciences expérimentales se transforme en poison. Il correspond au fait que les scientifiques ont affaire à des êtres qui ne se laissent pas mettre en scène mais deviennent activement, inventivement, partie de la mise en scène, interprètent la scène de leur propre point de vue. Dans ce cas, la réussite propre aux sciences expérimentales - regardez! cela marche, l’électron fait effectivement ce que je pensais qu’il allait faire – n’est plus une réussite, mais ce dont, précisément il faut se méfier. Il faut alors se défendre contre l’accusation, « oui, mais c’est parce qu’il a compris que c’est cela qu’il devait faire, cela ne prouve rien »!

Revenons à Hans. Bien sûr la question posée était certainement mauvaise. Compter, au sens abstrait d’une opération arithmétique, 12 + 6, par exemple est quelque chose que les humains ont appris à pratiquer très tard, et il est difficile aux enfants de l’apprendre. On peut comprendre que les scientifiques aient voulu montrer que Hans ne savait pas vraiment compter. Mais ce qui fait que la démonstration est triste, c’est qu’ils n’ont pas célébré la merveille qu’ils avaient découverte, le rapport étonnant entre le corps de l’humain et le corps du cheval. Car ce ne sont pas simplement des signaux arbitraires qui guidaient Hans. Ceux qui ont étudié Hans de près ont pu montrer que lorsque l’exercice est reproduit entre des humains, les signaux échangés sans le savoir sont différents. Le cheval devient capable, mais les humains ont également appris à « devenir cheval », à produire les signaux imperceptibles qui conviennent au cheval. On peut dire que l’humain a influencé le cheval, mais aussi que le cheval a manipulé l’humain à son insu, lui a appris à produire les signaux auxquels il est sensible. Mais la manière dont le corps est sensible, le fait qu’un cheval perçoit son cavalier comme faisant corps avec lui, sent les mouvements de son cavalier comme s’il était son corps, sont restés du côté de l’anecdote. On le sait, les cavaliers le disent, mais l’invention scientifique n’est pas présente. Ce sont des faits « morts », qui ne font pas partie de l’histoire inventive des sciences.

Le cas de Clever Hans a été utilisé contre les voyants, les parapsychologues, comme s’il démontrait que tous les cas télépathiques sont en fait des tricheries inconscientes. Il ne s’agit pas, il faut le remarquer, de véritable preuve au sens expérimental, car les signaux pourraient aider et non causer la transmission. Mais cela suffit car les scientifiques pensent que le cerveau devrait expliquer ce qui est « normal », par exemple que je comprenne un signe, ou le sens d’un mot que j’entends, mais ne peuvent accepter la télépathie, sauf, disent-ils, si une révolution scientifique devait rendre le phénomène compréhensible.

Faut-il vraiment une révolution scientifique? Estce que la méfiance elle-même, le souci que personne ne puisse dire que le scientifique a été trompé, ne serait pas le premier problème? C’est ici que les éthologues ont été innovants, car la même question s’est posée avec les singes qui parlent: est-ce que le singe sait « vraiment » parler, est-ce qu’il n’est pas guidé par des signaux, est-ce qu’ils n’imite pas? Ils ont osé décider que la bonne question était plutôt: quelle est la bonne manière de s’adresser à eux pour qu’ils deviennent capables d’entrer dans de nouvelles relations avec nous et avec leur environnement. Et c’est une hypothèse de ce genre que Anne McCaffrey met en œuvre dans Pegasus flight, une œuvre mineure mais qui opère un « stitch » à propos de la question de la preuve scientifique, et de la possibilité que l’exigence de preuve devienne poison. Dans cette nouvelle, la «Bulle» est un nouveau dispositif d’enregistrement encéphalographique, un appareil ultrasensible qui a été mis au point pour repérer les dommages éventuels que pourraient causer les rayons cosmiques au cerveau des astronautes. Henri Darrow, astrologue réputé pour son talent de précognition, est hospitalisé et subit des examens encéphalographiques après un accident automobile. Molly Mahony, l’infirmière, s’intéresse à ce malade car elle-même pense posséder un don, des « mains guérisseuses », comme sa grand mère. La rencontre, contingente, de ces trois acteurs produit un micro-événement, une simple corrélation, repérée par Molly, entre une expérience de précognition par Darrow et un tracé encéphalographique singulier par la Bulle. Et c’est le point de bascule à partir duquel la question parapsychologique passera du domaine de la chicane, de la dispute, de la chasse aux tricheries et aux artefacts involontaires, type « Clever Hans », à celui d’une histoire qui va bouleverser l’avenir de l’humanité.

L’événement imaginé par l’auteur est très humble dans la hiérarchie des sciences puisqu’il n’apporte avec lui aucune interprétation, aucune promesse d’explication du phénomène. On ne saura jamais l’explication scientifique, en termes de neurones, ou d’ondes, des phénomènes psy. Mais la Bulle, parce qu’elle réagit à un événement psy sur un mode particulier, va permettre aux « doués » parapsychologiques de se rassembler, de se faire confiance les uns aux autres, elle va les libérer de la crainte d’être suspectés de tricherie, ou d’accueillir dans leurs rangs des charlatans qui les déconsidéreront. Un critère a été produit à partir duquel un collectif peut se constituer. Il peut recruter, il peut apprendre comment cultiver les « talents ». Il n’a plus à vaincre le scepticisme, et va inventer les moyens grâce auxquels, progressivement, plus personne ne pourra mettre en doute leurs talents réunis.

Ici, la science fiction a produit un rapport fort avec les sciences au sens de construction historico-sociale. La question n’est pas de savoir si les talents parapsychiques existent mais de mettre en fiction ce qui fait que les sciences ne sont pas innovantes lorsqu’il est question des humains. L’exigence de preuve crée un environnement critique, et même polémique, mais ce que nous avons appelé les électrons, les bactéries, les atomes sont parfaitement indifférents à la méfiance des expérimentateurs, à leur souci de faire la différence entre un fait et un artefact. Par contre, le même environnement critique agresse et mutile lorsqu’il s’agit d’un cheval ou d’un humain. Même Clever Hans est devenu stupide dans la mise en scène des scientifiques. On l’a interrogé comme un automate, et il s’est mis à répondre comme un automate… La Bulle de Mc Caffrey n’a pas d’autre effet que de créer un environnement apaisé, où le phénomène peut être cultivé au lieu d’être sommé de s’imposer, c’est-à-dire de se montrer capable de vaincre le scepticisme.

La réussite qu’est la preuve expérimentale devient un poison lorsque ce qu’il s’agit d’approcher est quelque chose qui doit être expérimenté, cultivé, qui demande de la confiance, et pas de la méfiance. Lorsque les scientifiques oublient que la question qui réussit au laboratoire « estce que l’électron existe vraiment? » ne peut pas se poser à tout sujet. Et ici se propose un nouveau point de couture, « stitch »: l’importance de cette question « est-ce que cela existe vraiment? »

Exister vraiment ou faire exister?

Dans The Mists of Avallon de Marion Zimmer Bradley, c’est de cela qu’il s’agit, de ce que nous appelons « exister vraiment ». Morgane, descendante des prêtresses celtes, voit disparaître son monde alors qu’en Angleterre, la religion chrétienne entreprend d’éradiquer l’ancien culte. Elle raconte à sa manière l’histoire associée à Arthur et aux Chevaliers de la Table Ronde, et réussit à produire l’impression dépaysante que l’histoire originale, où Morgane est une sorcière malfaisante, est seulement la version chrétienne, celle de ceux qui n’ont rien compris, qui ont cru faire triompher la vérité alors qu’ils détruisaient un monde. C’est en cela qu’il s’agit de science fiction. L’histoire est aussi une science, et la fiction, ici, est « cousue », stitched, à la science historique, elle met en risque notre histoire, celle qui a été écrite par les vainqueurs, avec les catégories des vainqueurs.

Lorsqu’une religion rencontre une autre, on pourrait, ce serait normal, attendre un combat entre deux vérités. Qui aura le pouvoir, le Dieu Chrétien ou la Déesse? Mais ce qui est mis en scène, c’est plutôt deux rapports à la vérité, à la divinité. La Déesse ne réclame pas d’être honorée, vénérée, elle n’est pas associée à une vérité qui se définirait contre l’erreur, contre les faux Dieux. Elle existe pour ceux qui savent trouver le chemin, qui savent s’adresser à elle. C’est pourquoi Morgane sait que l’île sacrée d’Avallon va disparaître dans les brumes, devenir inaccessible aux humains, et que le Dieu des Chrétiens va régner. Non pas parce qu’il serait le vrai Dieu, mais parce qu’il amène avec lui une brutalité, le pouvoir de la guerre contre les illusions, qui détache et détruit ce qui permettait à la Déesse d’exister pour les humains.

Cette histoire m’a énormément marquée. Elle m’a fait comprendre pourquoi mon intérêt pour la science fiction s’adressait d’abord à la science fiction écrite par les femmes. La question « que nous est-il arrivé? » intéresse les femmes, parce qu’elle communique immédiatement avec la question « que pourrions nous devenir, de quoi serions-nous capables dans un monde différent? » Les femmes n’ont aucune raison de respecter ce que notre monde définit comme « normal », ou l’idée que le type de progrès associé à la science est « normal ».

C’est donc avec The Mists of Avallon que j’ai rencontré une pensée du possible qui transforme l’opposition entre réalité et fiction en naïveté destructrice, notre naïveté qui définit la vérité par sa capacité à détruire la fiction. La Déesse est réelle, au sens où elle rend capable de penser et de sentir, et pourtant elle n’a pas le pouvoir de s’imposer contre le scepticisme. Elle existe pour ceux et celles qui savent comment la convoquer, comment s’adresser à elle.

Et de fait, dans ce cas, la fiction s’est effectivement nouée avec la réalité. Le roman de Bradley est inséparable de ce qui se passait aux Etats Unis à l’époque. Marion-Zimmer Bradley était une initiée au culte de la Déesse, et elle a contribuer à faire revenir la Déesse de Morgane pour beaucoup des femmes en lutte qui se nomment sorcières aujourd’hui. Des sorcières qui n’ont rien à voir avec les créatures du diable de l’imagination chrétienne, mais beaucoup plus avec le mouvement féministe, et avec les pratiques de lutte anarchistes et non violentes. Elles n’ont pas besoin de prouver que « la Déesse existe vraiment » ce qui leur importe ce sont les manières de devenir, les transformations de l’expérience qui peuvent être cultivées, expérimentées, grâce à Elle.

Au demeurant, la boucle se referme si l’on sait que la sorcière Starhawk, et d’autres sorcières, écrivent à leur tour de la science fiction. Dans The fifth Sacred Thing, Starhawk imagine que dans une Amérique barbare, dans un peu moins de quarante ans d’ici, San Francisco opposera une résistance non violente aux Seigneurs de la Guerre qui font régner la barbarie sur la Côte Ouest. Dans The Moon under her Feet, Clysta Kinstler recrée l’histoire de Marie Madeleine, de Marie et de Jésus en tant qu’initiés et prêtres du culte de la Déesse.

L’expérimentation des sorcières contemporaines avec ce qu’elles appellent magie, l’art des rites, des transformations de l’expérience, l’exploration des dispositifs qui suscitent de nouvelles capacités, de nouvelles possibilités d’agir et de sentir est ce qu’on aurait pu attendre des sciences humaines si elles avaient créé dans leur domaine le même type de risque que les sciences expérimentales. Mais on peut aussi se poser la question: est-ce que ce n’est pas de l’art? Oui, à condition que l’art rejoigne son sens premier, technique, art de faire. Et le fait que les sorcières lient cette technique qu’elles appellent magie avec la politique me semble assez différente du lien que l’art condiff temporain, souvent, entretient avec la politique. Pour les sorcières, comme pour les scientifiques, il ne s’agit pas de s’adresser à un public, mais d’expérimenter elles-mêmes, avec ceux et celles qui sont engagés dans la même production collective, les dispositifs qui rendent capables de susciter l’imagination, l’invention, la force de lutter.

Rencontre entre science et fiction. Le sens de cette rencontre a été pour moi le dépaysement, la possibilité de vivre ce qui s’impose aujourd’hui comme « normal » sur le mode de questions qui ont transformé mon rapport aux sciences et mon rapport à l’histoire qui est la mienne. Il est facile de dénoncer le rapport des sciences et des techniques avec l’impérialisme, le colonialisme, le capitalisme, nous sommes, si l’on peut dire en « pays connu ». Mais les questions que j’ai appris à poser créent un effet de dépaysement, parce qu’elles nouent, stitch, sciences et techniques modernes avec une expérimentation quant à leur identité. Nous pouvons certes lutter contre le rôle qu’elles jouent mais nous pouvons aussi lutter avec de nouvelles questions, qui activent de nouvelles identités possibles.

S’intéresser aux sciences expérimentales comme œuvre de création, c’est déjà rendre « anormale » leur identité historique, le fait que cette création ait été prise dans une histoire où a dominé le thème du pouvoir objectif des faits contre les illusions, les superstitions, les apparences. Les scientifiques que j’aime crée des questions nouvelles, créent de nouveaux types d’histoire associant les humains avec des êtres nouveaux. Pourquoi n’est-ce pas la création qui a été honorée, mais le pouvoir de détruire ce qu’on appelle de simples croyances?

Il n’y a pas, alors, un esprit scientifique, que l’on pourrait honorer ou dénoncer, mais des questions qui propagent l’expérience de dépaysement: ce que nous appelons science aurait pu participer à des histoires bien différentes. Pourquoi n’avons-nous pas créé de laboratoires de devenir, où l’on expérimente avec d’autres types d’êtres, des êtres dont l’existence ne se prouve pas, mais s’éprouve à travers ce qu’ils rendent possible lorsque l’on apprend à s’adresser à eux? Nous savons convoquer les électrons, créer des dispositifs expérimentaux qui les rendent capables de prouver leur existence. Mais dans les écoles, on ne sait pas convoquer les êtres mathématiques, on fait comme s’il était normal d’apprendre à compter. Que seraient des rites qui cultivent la rencontre difficile et exigeante avec le cercle qui a suscité tant d’imagination mathématique, ou avec tous ces savoirs qui deviennent des armes de sélection parce que l’on considère qu’il est normal d’apprendre?

On pourrait dire les choses encore autrement: pourquoi la Renaissance, où on voit apparaître la figure de l’Homme normal, c’est-à-dire rationnel, apprenant à explorer un monde qu’il doit conquérir, où il va pourchasser les croyances et les superstitions, est-elle aussi l’époque où l’on brûle les sorcières? Sans le contraste entre la réussite des sciences et la réussite des sciences fictions que j’ai aimées, je me serais bornée, comme beaucoup, à dénoncer le fait qu’on ait tué des femmes, injustement. J’aurais conservé mon identité moderne, celle qui sait la différence entre ce qui existe vraiment et ce qui est seulement objet de croyance. J’aurais été enfermée dans la normalité.

Isabelle Stengers est docteure en philosophie et enseigne à l’Université Libre de Bruxelles, et directrice du Groupe d’Études Constructivistes (GECo, ULB). Elle est l’auteure de La Nouvelle alliance (1979) et de l’Entre le temps et l’éternité (1988), écrits avec I. Prigogine, Cosmopolitiques, Hypnose entre magie et science (1992), Penser avec Whitehead (2002), La sorcellerie capitaliste avec P. Pignarre (2005)

 

[1Voir Vinciane Despret, Hans: Le cheval qui savait compter, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2004.

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