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Roodthooft, Dominique

Smatch (1)

Le texte de la conférence autour de "Smatch(1)" qui a eu lieu le 28 novembre 2009 dans le cadre de la 12ème édition du festival Verbindingen / Jonctions.

Smatch est né suite à une carte blanche que Christophe Slagmuylder, directeur du KFDA m’a offerte. Je pouvais faire ce que je voulais : un spectacle, une performance, une exposition... c’était une proposition très ouverte.
Après quelques jours de réflexions (je n’avais rien sur le feu d’immédiat), je suis revenue avec une proposition d’une forme dont le titre était Smatch.
Smatch, c’est la contraction de deux verbes anglais qui s’opposent. Smash : casser, bousiller, défoncer. Et match : correspondre, s’accorder.
Et puis Smatch ça résonne un peu comme un mot anglais mais c’est du mauvais anglais, c’est aussi un petit clin d’œil à notre mauvaise connaissance des langues en Wallonie.
Cela faisait longtemps que je rêvais de pouvoir trouver un espace, un endroit où l’on peut s’arrêter pour penser joyeusement, tant avec les spectateurs qu’avec les acteurs,
La thématique du premier Smatch, (il y en aura d’autres), s’intitule Si vous désespérez un singe vous ferez exister un singe désespéré.
C’était une réaction à l’idée qu’on nous plonge de plus en plus dans un catastrophisme depuis de nombreuses années (actuellement tout s’accélère mais cela fait longtemps que je lutte contre cet état de fait) pour finir par nous écraser sous le poids de l’impuissance.

Le titre Si vous désespérez un singe, vous ferez exister un singe désespéré provient d’une expérience de Harry Harlow, célèbre psychologue américain qui a voulu démontrer à ses pairs les dégâts psychologiques qu’un enfant privé du lien avec sa mère pouvait rencontrer … Et pour ce faire, il a bousillé des centaines de petits singes rhésus (qu’il a séparés de leur mère dès la naissance pour les mettre dans des cages) pour, au bout du compte, … prouver statistiquement ce que tout le monde savait déjà. L’étude a en effet été réalisée juste après la guerre 40-45 et l’on avait déjà observé de nombreux cas d’enfants dans les orphelinats qui rencontraient de grands traumatismes.
Cela faisait un certain temps que j’avais aussi envie de travailler sur les animaux. Cette phrase, extraite d’un ouvrage de Vinciane Despret (Bêtes et Hommes) me renvoyait alors à la période de ma vie « pré-conservatoire » --- j’ai fait le Conservatoire à trente ans et avant j’ai travaillé pendant 8 ans comme assistante sociale dans un centre psycho-médico-social.

Cette période de ma vie m’a permis de rencontrer très jeune — je raconte cela parce que vous allez voir qu’il y a des jonctions avec mon travail de scène — des personnes qui m’ont fait réfléchir sur des fondements qui continuent à guider ma vie, comme par exemple, le phénomène des attentes. Au cours d’une université d’été (comme il en existe en France), j’ai eu l’occasion de travailler avec Odette et Henri Bassis qui sont les fondateurs du Groupe Français d’Education Nouvelle, un mouvement pédagogique militant très engagé sur la question de la réussite pour tous les enfants en gardant un niveau d’exigence très élevé. Durant ce colloque, une journée était consacrée au phénomène des attentes dans l’apprentissage.
Et là, ce fut le choc… j’ai pu vraiment comprendre au plus profond de moi même à quel point lorsque l’on attend quelque chose d’une personne ou d’une situation (qui n’existe pas au départ), on met en place (la plupart du temps d’une manière inconsciente) les choses pour qu’elles se réalisent vraiment.

La deuxième chose, c’est que très vite dans ce premier métier, j’ai eu l’impression que les choses étaient décidées avant qu’elles ne se passent et ce malgré les désirs des individus. En fait mon rôle était déterminé par l’institution : contacter les parents des enfants qui avaient des problèmes à l’école pour étudier d’où venait le problème et ensuite trouver des solutions à l’intérieur de la famille.
Mon rôle était déterminé : il y avait les objectifs de l’institution d’une part — et c’est là que je veux en venir — et les miens, je me retrouvais sans cesse en contradiction entre ce que je voulais faire et ce que l’institution m’imposait de faire, que ce soit les enseignants qui voulaient se détacher de leur responsabilité dans l’échec de l’enfant (j’avais la mission d’aller soigner la famille et dire à la famille qu’effectivement ils devaient s’occuper de leurs enfants autrement) ou que ce soit les psychologues du PMS qui, eux, se cramponnaient à leur fonction de testeurs/orienteurs (ils ne faisaient très souvent que confirmer ce que l’enseignant demandait de confirmer, c’est à dire que l’enfant rencontrait des problèmes familiaux ou psychologiques tels qu’il fallait le réorienter en enseignement spécial ou guérir la famille). La résolution des problèmes scolaires était toujours extérieure à la responsabilité de l’école.
Je passais donc une grande partie de mon temps à refuser les demandes des enseignants après les avoir analysées. Pour les renvoyer ensuite à leur responsabilité : se mettre à travailler en classe (inventer des nouvelles organisations) pour faire en sorte que tous les enfants réussissent (et surtout ceux pour qui l’école à la maison était impossible). Et j’ai très vite abandonné l’idée d’aller voir les familles qui parfois avaient trois générations d’échec scolaires et de problèmes sociaux pour leur dire qu’ils devaient changer d’attitude à la maison pour que leur enfant puisse réussir à l’école.
En travaillant dans le domaine de l’analyse institutionnelle et de la psychologie institutionnelle, j’ai compris une deuxième chose fondamentale et qui continue à m’habiter : l’institution (et donc l’organisation qui la sous-tend) fait l’homme et en changeant l’institution et/ou la situation, l’homme se transforme presque naturellement.
Deux des changements institutionnels généré par ces réflexions dans le centre PMS où je travaillais, était le fait que les psychologues ont fini par ne plus donner les résultats de tests de QI aux enseignants, et le fait qu’un dossier négatif ne suive plus l’élève d’une école à l’autre.
J’ai continué à me débrouiller avec les contradictions jusqu’à cette petite histoire, histoire d’animaux et d’hommes à nouveau. Une institutrice voulait que le petit Simon, cinq ans, double sa troisième maternelle. Pour elle, il avait déjà de gros problèmes scolaires, alors qu’il n’avait pas encore appris à lire ni à écrire.
Elle avait raconté l’histoire du petit prince et elle avait demandé à tous les enfants de dessiner, tous, un troupeau de moutons. Et Simon avait dessiné un seul mouton.
Pour l’instit, c’était la preuve que cet enfant rencontrait plusieurs problèmes : «  Regardez, je leur ai demandé de dessiner un troupeau de moutons et Simon en a dessiné un seul ! ». Le premier problème, étant qu’il ne savait pas compter. « Et quand je lui ai demandé où étaient les autres moutons, il m’a répondu : « ils sont tous cachés derrière ». Le deuxième problème étant qu’il était paresseux et insoumis.
Cet enfant représentait toutes les qualités qui m’étaient chères, à savoir le fait qu’il avait échappé à une réponse normative, et en plus, en proposant un acte poétique que je trouvais magnifique.
Donc je me suis dit qu’il était temps de m’en aller pour changer de situation et ainsi me permettre d’en inventer de nouvelles dans lesquelles je tenterais d’être le plus en accord avec mes idées. J’ai choisi la scène, lieu neutre, boîte noire où tout est à réinventer à chaque projet.

Donc en plus du phénomène des attentes, l’analyse institutionnelle et l’organisation du pouvoir (liberticide ou non), mon engagement professionnel est guidé par la question de la résistance.
Je viens de Liège qui est une ville dont la culture du changement passe par l’idée que pour obtenir ce que l’on veut, il faut chercher l’ennemi, faire front, pénétrer les institutions de pouvoir, et renverser le pouvoir existant pour prendre la place.
Et là, je me suis toujours située dans l’idée que c’est à la périphérie qui se passent des choses et qu’au centre rien ne bouge comme le dit Heiner Müller. Et puis maintenant, on sait ce que les révolutions ont donné lorsque les révolutionnaires ont pris le pouvoir.
La grande fracture dans l’histoire de la résistance est assez récente : elle date du mouvement des Indiens du Chiapas avec le sous-commandant Marcos qui ont fait une révolution non pas pour prendre le pouvoir mais pour obtenir leur terre et travailler et vivre comme ils l’entendaient. C’était une première qu’un révolutionnaire ne soit pas intéressé par le pouvoir. Miguel Benassayag analyse très bien ce phénomène : dès qu’on a le pouvoir on devient impuissant. Actuellement, beaucoup de mouvements de résistance - et je pense que Constant en fait partie aussi – s’activent à créer des réseaux, des situations où les gens peuvent réinventer des mondes sans prendre le pouvoir et sans l’imposer nécessairement à tout le monde.

… Donc revenons à mon second métier : je suis rentrée au Conservatoire d’art dramatique de Liège à trente ans, pour apprendre le métier de comédienne, et devenir très rapidement porteuse de projets collectifs plutôt qu’interprète pour d’autres. J’ai surtout raconté des histoires en partant de faits de société, toujours dans la poétique plutôt que dans le réalisme militant.
Et dans Smatch, je veux continuer à éprouver l’idée qu’être dans la poétique et le contre-pied n’empêche nullement le politique.
Quand j’ai reçu votre invitation à votre festival « Jonctions », j’ai parcouru mes précédents projets pour me rendre compte qu’à chaque fois je prenais le contre pied d’un sens commun.
Dans mon premier spectacle, les pas perdus, l’idée dramaturgique était de parler de la peur mais pas de n’importe quelle façon. La peur, elle est partout, elle nous bloque, elle nous paralyse. Mais elle est aussi le premier mécanisme de survie, la peur est probablement l’un des phénomènes qui amène à la plus grande créativité et une imagination sans bornes. Dès qu’on a peur, on se fait les plus beaux films du monde.
C’était un spectacle déambulatoire dans une gare abandonnée à Liège, et les spectateurs rencontraient une série de personnages qui avaient perdu leur emploi. Ils étaient restés dans la gare après la fermeture, et développaient certains problèmes liés à la solitude ...

Dans le second spectacle, le paradis des chiens, il y avait 17 vieux acteurs sur le plateau dont 8 de plus de 80 ans. Six professionnels et le reste amateurs.
J’avais rencontré un vieux clochard à New York au cours d’un séjour de 6 mois. Et je me suis posée la question : qu’est-ce qui fait qu’il est resté en vie ? Et ce, malgré tous ses malheurs. Et j’ai commencé à me demander comment on pourrait parler de la vieillesse non pas avec nostalgie mais avec le présent.
Je suis allée interroger des vieux pour savoir s’ils étaient d’accord de parler avec moi de la question de leur condition aujourd’hui et de comment ils pourraient clamer qu’ils étaient toujours bien vivants, capables d’avoir des projets, de pouvoir encore résister, se battre, inventer, bref d’être dans la vie.
On était très peu financé pour une équipe artistique de 25 personnes, La plupart des 17 acteurs n’avaient jamais mis les pieds sur scène. Mon attente au départ de cette aventure était la suivante : permettre à des gens qui n’ont rien à voir ensemble, de pouvoir à un moment donné ou pour une raison donnée, s’organiser pour réaliser une œuvre commune (quelle soit théâtrale ou de toute autre nature). Il y avait des universitaires, des gens qui ramassaient les poubelles, des wallons, des flamands, des gens de cultures et de milieux sociaux très différents.
Et nous avons traité le sujet sous forme de métaphore et le langage du militant était remplacé par un discours poétique. Ils avaient construit leur cirque et que chaque numéro représentait métaphoriquement leur réalité sociale. (Par exemple, le réveil des fauves était une chorégraphie de corps vieux enfouis sous les draps et obéissant aux cadences infernales générée par les organisations collectives).

Autre demande, autre projet : une carte blanche dans le cadre d’un festival de théâtre de rue. Inventer un nouvel entresort, qui est une forme très courte : on rentre, on voit quelque chose et on sort. Comme la femme sans tête, l’homme araignée, la femme à barbe, l’homme tronc. Je voulais interroger le voyeurisme des spectateurs. J’ai pris le contre-pied simplement sur la forme, c’est à dire que j’ai réalisé un entresort (le dernier chant d’Ophélie) où l’on avait tous les codes de Walt Disney, la belle petite sirène parfaite aux cheveux roux… Mais dans la sombre cale d’une péniche, les spectateurs assistaient en direct à la noyade d’une sirène dans ses larmes, parce qu’une sirène ne peut se noyer que dans ses larmes.
Le public émerveillé écoutait les marins, il y avait une grande cuve dans laquelle on avait découpé une fenêtre. Et lorsque les marins ouvraient le couvercle et tout le monde découvrait la belle sirène et s’émerveillaient devant le beau tableau digne de Walt Disney.
Et au fur et à mesure qu’elle chantait, qu’elle pleurait, qu’elle appelait son prince, (il y avait aussi des références à Ophélie de Shakespeare et à Lewis Carol), l’eau montait… jusqu’à la noyade. La dernière image de ce beau tableau était le cadavre de la sirène flottant dans la cuve. Les marins refermaient le couvercle et c’était terminé. Les spectateurs adultes restaient seuls avec leur problème de conscience. Les enfants ne tarissaient pas de question envers leurs parents sur la mort et l’amour.
Un autre contre-pied, c’est une balade en autocar, une visite guidée en autocar, « sur les traces d’Oskar Serti » autour du héro imaginaire du plasticien Patrick Corillon. L’endroit le plus pertinent fut Paris dans le cadre du festival Paris quartier d’été.
Le public, en compagnie d’un couple d’opérateurs venus de l’Est, (le comédien avait appris à conduire le car pour la circonstance) partait visiter des lieux « invisitables », moches, sordides, où il n’y avait rien, dans des no man’s land, où soit tout était démoli, soit tout était à reconstruire, on était dans des endroits où la construction d’un nouveau monde pouvait se faire simplement par les histoires que les deux guides racontaient.
C’était amusant de prendre le contre-pied de la visite guidée attendue d’un Paris, ville lumière… pour se retrouver dans des endroits « inintéressants » comme Aubervilliers, Saint-Denis…

Avec toujours cette question : comment mettre les spectateurs en éveil, en joyeux questionnement ?
On m’avait aussi demandé de faire un spectacle pour adolescents et déjà la question de Smatch était présente. Nous avons proposé une conférence à trois volets. On avait monté le texte de Jonathan Swift Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents et de leur pays et pour les rendre utiles au public, écrit en 1729 où il propose comme solution radicale à la question de la pauvreté d’élever les enfants des pauvres comme viande de boucherie jusqu’à l’âge de 2 ans pour la vendre aux riches. On réduisait la pauvreté et en même temps on remontait l’économie.
J’ai rajouté un deuxième volet qui était la biographie de Nicoletta, une jeune femme hongroise sourde qui est arrivée à Liège et qui racontait sa vie et qui s’appelait Modeste témoignage pour empêcher les enfants d’être en charge de toute la tristesse du monde et pour les rendre attentifs malgré tout aux multiples possibilités de la vie.
Le troisième volet était une démarche d’auto-socio-construction, (pratiques du GFEN) pour construire un savoir commun autour de l’endroit où il était encore possible de résister.

Il y a eu aussi L’opéra bègue et dans ce cas le contre-pied est tout d’abord et déjà dans le titre : ce sont deux mots qui s’annulent.
C’est un spectacle musical que j’ai construit avec un philosophe Pieter De Buysser, et un compositeur de Lod, Dick Van der Harst. Nous sommes partis de la Métamorphose de Kafka mais en changeant les idées.
Dans la métamorphose, le texte est extrêmement puissant mais absolument sordide. Nous avons donc travaillé sur le sens du délire, pour qu’il amène la famille (engluée également dans les valeurs petites-bourgeoises) se réveille. Que le délire (une jeune promise se réveille la veille de son mariage avec un arbre qui lui pousse dans la bouche) provoque un chaos joyeux et poétique. J’avais demandé à Pieter d’écrire la pièce en pensant qu’à tout moment, dès que le spectateur était sur une assise, sur quelque chose de confortable, tout de suite il devait être déstabilisé vers un nouvel inconfort, une nouvelle question.
Le décor était fait de matelas et tous les personnages se déplaçaient maladroitement dans un sol mou ; englué dans leur confort et leur médiocre esprit petit bourgeois.

Et puis il y a eu Smatch.

Smatch, une soirée composée/performance qui se présente comme un laboratoire d’idées. Nous cherchions à trouver une forme dans laquelle différents points de vue pouvaient se croiser, s’entrechoquer. Une sorte de ballade à l’intérieur de la philosophie, l’art, la poétique, la politique et la vie en laissant une grande liberté au spectateur de choisir les chemins qu’il désire. En partant d’une anecdote ou d’un événement présent, nous cherchions à inventer une démarche dans laquelle les gens peuvent construire ensemble une pensée et si possible de façon ludique, en utilisant la stratégie du contre-pied. Une formule spectacle qui pourrait se décliner ensuite avec d’autres invités et d’autres thématiques.
La prophétie actuelle la plus commune, c’est de nous annoncer que le monde va à sa perte. Et la finitude de l’homme devient la seule vérité possible. Jusqu’à ne pas voir, jusqu’à en oublier tous les milliers d’exemples dans lesquels l’homme s’est révélé capable de penser, imaginer et coopérer. Pas étonnant que notre société se plonge dans un sentiment d’impuissance et de repli qui amène à l’immobilisme et au « chacun pour soi ». Nous voulons continuer à vivre avec l’idée que l’homme n’est pas terminé et ainsi donner une chance à l’être humain de poursuivre sa construction. Le point de départ de ce premier smatch : une étrange carte de la Belgique, trouvée dans un guide des institutions artistiques en Flandre. Le côté supérieur de la carte est divisé entre les provinces flamandes, illustré par des couleurs chaudes et comportant de multiples noms de lieux. La partie inférieure de la carte, la Wal­lonie, est illustrée par un bleu pâle uniforme, désertée. Seuls trois noms de lieux y figurent : Hornu, Charleroi et Eupen. Liège, Mons, Namur… disparus ! Cette cartographie étrange témoigne du regard particulier qu’une région du pays porte sur l’autre région. Elle illustre parfaitement le processus des attentes qui finit par créer une nouvelle réalité. Pour répondre à cette représentation quelque peu réductrice…pourquoi pas peupler la Wallonie désertique avec des animaux intelligents et aussi, faire chanter les dunes puisque désert, il y a…
C’était un beau point de départ amusant pour parler du sujet qui nous occupait.
Comment parler du problème des attentes sans être dans le conflit, sans se retrouver dans une situation extrêmement complexe et longue comme l’histoire de la Belgique, sans se retrouver dans le piège d’enfoncer des portes ouvertes ou de tomber dans les clichés. Nous avons eu envie de donner une réponse qui nous permettait de nous retrouver ailleurs, de ne pas répondre frontalement, de ne pas penser la différence contre, mais avec, en utilisant la stratégie du contre-pied.
Le spectacle commence avec une projection de la carte de la Belgique et une conversation naïve autour de cette représentation. On a mis la Wallonie dans une espèce de mer qui est peut être un désert puisqu’il n’est pas peuplé et, tant qu’à faire, on va le peupler d’animaux. Et Messieurs Delmotte, performer et artiste, dessine pendant qu’on discute sur cette question là, il en redessine le contour de cette Wallonie pour en faire un cochon, et il peuple notre partie bleue, ce désert avec des cochons…

L’espace est bifrontal, (il rappelle le bicommunautaire) mais il place aussi le spectateur dans un laboratoire (le public cherche avec les acteurs). Les performeurs sont tout le temps vus et en même temps très proches des gens. Nous sommes dans un lieu de recherche et essayons de trouver et construire un sens pendant tout le temps de la représentation. Deux écrans sont suspendus sur un rail. Ils sont mobiles.
Nous sommes également partis d’une contrainte forte : un abécédaire composé des lettres du mot smatch, et qui va construire la ballade dans la pensée. Nous voulions terminer par le mot possibilités. Nous avons choisi de projeter le dernier mot de la soirée mogelijkheden en néerlandais. C’est le seul mot en néerlandais qui apparaît.
Deux chemins s’entrecroisent.
Le chemin de Vinciane Despret, philosophe qui a étudié pendant au moins une dizaine d’années les animaux et surtout, plus que les animaux, tous les scientifiques, les dresseurs, les amateurs, toutes les personnes qui sont en lien fort avec leurs animaux. Tous ceux qui ont transformé le regard sur l’animal et qui se sont laissés transformer par lui.
L’exemple de la grande primatologue anglaise Thelma Rowel est éloquent : elle a étudié pendant 50 ans les singes et puis elle a décidé à sa pension de s’occuper des moutons. Pour leur poser des questions un peu plus intelligentes que celle d’étudier comment un mouton peut devenir un bon steak dans nos assiettes. Elle est partie s’installer dans une ferme dans la grande campagne sauvage en Angleterre avec un troupeau de moutons et elle a décidé de prendre le temps nécessaire de les observer, de les mettre dans une situation avec toutes les conditions qui ont permis à l’animal de se montrer sous une autre condition et de découvrir des tas de capacités et des tas de formes d’intelligence chez les moutons.
Nous avons lu tous les livres de Vinciane, nous l’avons enregistrée, nous avons parlé énormément avec elle avant de choisir les mots qui nous convenaient pour construire le parcours de pensée.
Le premier mot choisi est syntaxe. Vinciane Despret aborde la notion de l’agency, mot anglais qui désigne la faculté d’agir, de doter un pouvoir intentionnel aux autres mondes et aux autres modes d’être que le mode humain. Elle est d’ailleurs en train de travailler maintenant sur l’agency avec les morts : comment est-ce qu’on peut donner l’intention chez les morts.
Un autre mot : contraire abordait la question du penser avec, plutôt que penser contre. Je vous conseille la lecture du livre de Vinciane Despret Être bête chez Actes Sud dans lequel elle a interrogé les éleveurs en leur posant la question de la différence entre l’homme et l’animal. Tous les éleveurs avaient un lien avec l’animal et tous ont parlé des ressemblances…
La lecture du spectacle pouvait s’entreprendre à deux niveaux : à un premier niveau : celui d’apprendre à mieux connaître l’animal mais aussi à un second niveau celui de réfléchir à comment nous pouvons transposer la manière dont nos chercheurs éthologues abordent et étudient tout ce qui nous est étranger…

Et on a mélangé et entrecroisé le parcours de Vinciane avec celui d’un chercheur qui étudie le chant des dunes (puisque désert il y a sur la carte).

Au début on savait qu’on voulait parler de ces deux choses-là mais on ne savait pas du tout comment on allait pouvoir tricoter. Donc on cherche sur le plateau et on découvre ensemble. Par exemple, à un moment donné, on a joué avec le sable et après on a fait une petite performance avec des couches superposées de couleurs qui sont les couleurs du drapeau belge et puis on a soufflé le sable ce qui donnait l’illusion du drapeau belge (les trois couleurs) qui apparaît et puis disparaît et puis encore se mélange.

On parle des animaux, on parle du sable et puis on est revenu sur l’humain avec le mot mogelijkheden. Vinciane Despret et Isabelle Stengers conversent et font le lien avec tout. Elles reprennent notamment la métaphore du désert. Comment on fait quand une région se désertifie pour empêcher que la dune ne vienne avaler un village ? … Surtout pas construire un mur, parce que la dune va passer au dessus.
Par contre si on commence à bien connaître le désert et l’architecture du village, à étudier le vent, à savoir comment la dune se déplace, alors on peut créer des chemins qui font que la dune passe à coté du village sans l’engloutir. Une position nouvelle de résistance, un chemin vers de nouvelles possibilités.

On termine le spectacle avec un extrait de film dans lequel les chercheurs — comme des enfants, mais avec le sérieux de scientifiques — descendent la dune en la faisant chanter. Et la toute dernière image : ce sont les poissons vivants que Messieurs Delmotte, artiste performeur, a enfermés dans des ampoules tout au long du spectacle.
Une dernière image qui entrechoque les pensées et les sentiments, l’admiration d’une jolie image dérangée par une situation pour le moins cruelle et dangereuse. A la fin de la représentation, il fallait tout de suite dévisser les ampoules pour empêcher les poissons de mourir étouffés. Et c’était l’occasion pour continuer le débat sur une nouvelle contradiction…

Question du public :
Je voudrais savoir si vous engagez aussi le spectateur dans la performance.
Dominique répond :
Dans ce spectacle-ci, l’engagement est uniquement au niveau de la pensée.
Tout est construit mais sous l’apparence d’un grand bordel, c’est un peu à l’inverse de ce que nous rencontrons le plus souvent dans les arts vivants. Un plateau magnifiquement propre et lisse au début et un grand bordel, un chaos à la fin (nous sommes à l’aire de la déconstruction).
Notre dernière stratégie du contre pied : donner l’impression d’un gros bordel mais au fur et à mesure que les choses s’agencent et que la pensée chemine, arriver à la construction d’un nouveau savoir… et peut-être le commencement d’une nouvelle histoire ?

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