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Malevé, Nicolas · Rafaella Houlstan-Hasaerts

La cartographie comme bien commun

Mapping in urban design Part 3/Paper 2

Publié dans :
Barbara Golicnik Marusic, et al. (edited by), *Human Cities, Celebrating Public Space*, Brussels : Stichting Kunstboek, Urban Planning Institute of the Republic of Slovenia and Promateria, 2010 (p. 47-51).
écrit par Rafaella Houlstan-Hasaerts (La Cambre), Nicolas Malevé (Constant vzw).

On-line version: http://www.towards.be/site/spip.php?article366

Cartographie et pouvoir sont intimement liés. C’est une évidence : celui qui contrôle la carte contrôle le territoire, et ce à plusieurs niveaux. Celui qui la consulte, pour autant qu’il sache la décoder, devient à même de s’orienter dans l’espace. Celui qui la crée, situé un cran au-dessus, propose (ou impose) sa vision du territoire, tel qu’il le perçoit ou tel qu’il le projette. Celui qui la possède, enfin, décide de sa diffusion et donc du pouvoir qu’il accorde ou dénie aux autres concernant le territoire. En effet, la carte est loin d’être un outil anodin : figurative autant que projective, simulation de l’espace autant qu’espace de simulation, elle se situe aux sources mêmes des stratégies militaires, du capitalisme marchand, des découpages territoriaux et, dans le cas particulier des villes, elle a la plupart du temps déterminé ce qui allait être dessiné, mesuré et donc en fin de compte bâti ou du moins planifié. Jadis strictement réservée à une minorité, la cartographie s’ouvre aujourd’hui à une plus vaste gamme d’utilisateurs. Personnes à mobilité accrue, néo-nomades dans un monde globalisé, nous les utilisons et les trouvons partout : dans les transports en commun, les guides touristiques, les rues, les centres commerciaux et, plus particulièrement encore, sur les écrans de nos ordinateurs ou de nos GPS. Avec Google Earth, Google Maps, Mappy et autres géoportails, c’est la terre entière qui s’offre à nous en quelques clics, affranchie des contraintes de l’échelle et de la feuille de papier.

Mais si l’on peut se réjouir de cette « démocratisation » de l’accès à la cartographie, des bémols subsistent. Le premier concerne les codes qui se sont imposés à travers les siècles dans l’élaboration des cartes, qui offrent une vision unilatérale de ce qu’est l’espace. En effet, les territoires actuels, complexes et mouvants, semblent demander des représentations qui dépassent largement leur simple perception zénithale ainsi que les conventions qui tendent à figurer l’espace uniquement selon ses unités de surface. Un exemple : de nos jours, plus de la moitié de la population mondiale vit en ville et de nombreuses études prédisent une accentuation de cet état de fait au cours des prochaines décennies. Il existe donc de sérieuses raisons de penser que le XXIème siècle sera, plus que tout autre, placé sous le signe de l’urbain. Or, la carte « classique », qui valorise essentiellement les mètres carrés, montre au niveau mondial une majorité d’espaces étendus mais peu peuplés (océans, campagnes), et passe de ce fait totalement à côté du fait urbain, dont l’importance n’est pas directement proportionnelle à son étendue. La cartographie « classique » peut d’ailleurs également être remise en cause lorsqu’il s’agit de représenter l’urbanité contemporaine : la ville est devenue diffuse, elle ne possède plus de contours définis et ne s’appréhende plus dans son opposition avec la nature. Elle n’apparaît plus comme un organisme cerné et limité, elle bouge, grandit, mute au jour le jour, snobant la fixité de la carte. De plus, la prééminence du visuel et de la bidimensionnalité dans les représentations de la ville tend à nous faire oublier que celle-ci est avant tout un espace vécu, c’est-à-dire qu’au delà du visible, elle est également parcourue, entendue, ressentie, imaginée. Malgré son formidable pouvoir d’abstraction, la limite de la carte telle que nous la connaissons se situe dans le fait qu’elle ne rend compte bien souvent que de visions géométriques, matérielles, agrégées, objectivées, ou abstraites de la ville, niant ses dimensions culturelles, sensibles, imaginaires, occultant les échelles des espaces vécus, leur imbrication, leur superposition, démentant toute réalité sociale ou la restituant de manière normative . Or, au-delà de sa contestable hégémonie, cette caractéristique des représentations cartographiques devient encore plus problématique lorsque « ceux qui s’en servent les pensent vraies, bien que ou parce que géométriques » . En effet, la conception de l’urbanité en général et de l’espace public en particulier a été (et reste) majoritairement déterminée par les cartes officielles, les statistiques et les limites administratives, sans que soient prises en compte d’autres visions de la ville, notamment celles de tous ceux qui la vivent au quotidien.

Pour pallier à cet état de fait, l’élaboration et la diffusion de cartes ne devrait pas être le privilège de certains mais le droit de tous. Cependant, les outils qui permettraient à la collectivité de créer et de diffuser leurs propres cartes restent marginaux. Bien sur, de nombreux services cartographiques présents sur le Net vont au-delà de la simple consultation et permettent aux utilisateurs d’alimenter le contenu des cartes et de les partager avec d’autres utilisateurs. Mais cette ouverture demeure partielle : la plupart des logiciels cartographiques sont propriétaires, leurs données géospatiales sont protégées et la majorité des cartes qui en résultent sont soumises à des conditions très strictes d’utilisation et de diffusion.

Depuis plus de trois ans, un groupe de bruxellois porte le projet Towards a subjective collective cartography et tente de penser la cartographie - les cartes mais aussi leur processus de conception et les données qui y sont associées - comme relevant du « bien commun », tant dans ses dimensions d’accès (universel, plutôt que restreint), de régulation (permissive, plutôt que contraignante), que de propriété (publique plutôt que privée). Cette volonté de défendre le droit de la collectivité de consulter, créer, éditer et échanger des cartes mais aussi d’accéder aux données cartographiques est poétique autant que politique. Poétique parce qu’elle assume l’inévitable part de subjectivité dans l’approche du territoire et considère la pluralité des visions cartographiques comme autant de métaphores possibles du monde dans lequel nous vivons. Politique parce qu’elle entend donner le pouvoir aux utilisateurs de penser individuellement ou collectivement le territoire, et, peut-être, d’influencer son devenir. Si hier l’action urbaine pouvait se faire sans ou même contre ces nombreux utilisateurs, ou à la rigueur avec eux, dans une sorte de concession arrachée au pouvoir ou généreusement consentie par celui-ci, il devrait en aller tout autrement aujourd’hui. En effet, la manière dont les gens ressentent et perçoivent la ville, et dont la carte peut constituer une médiation, devrait être la pierre d’achoppement dans toute prise de décision démocratique concernant le territoire en général et l’espace public en particulier.

Tenant compte de ces constats et de ces volontés, le projet Towards s’est focalisé sur la création de deux outils différents mais néanmoins complémentaires : d’une part un Atlas de Bruxelles qui reprend diverses cartes de la ville (imaginaires, anecdotiques, émotionnelles, etc) et, d’autre part, un projet informatique de cartographie – Tresor -, permettant de créer des cartes, de les consulter, de les mettre en parallèle, de jouer avec les paramètres qui les définissent, de les compléter, de les éditer, ou de les utiliser dans le cadre de projets personnels ou collectifs. Durant ces trois dernières années, différentes sessions de travail ont donc été organisées en collaboration avec des artistes, activistes, urbanistes, architectes, graphistes, programmateurs, etc pour mettre en place ces outils.

A ce jour, l’Atlas de Bruxelles comprend une cinquantaine de cartes réalisées par des artistes, des activistes, des personnes issues de milieux associatifs ou académiques, des citoyens, etc. Ces cartes sont consultables en ligne sur le site du projet. A terme, l’idée serait d’arriver, via le projet informatique de cartographie Tresor, à faire passer l’utilisateur non pas d’une image à une autre, mais d’une vision dynamique à une autre en faisant circuler les métadonnées (descriptions, commentaires, noms) entre les différentes cartes. En résulterait un atlas de la ville de Bruxelles qui serait un labyrinthe plein de passages secrets, un ensemble de cartes articulées sur des principes tant géométriques qu’imaginaires.

Et justement, comment fonctionne Tresor ? Tresor doesn’t work, it puts to work. Lors des sessions de travail, les participants se sont tout d’abord interrogés sur ce que pouvait être un logiciel de cartographie. Est-ce une interface avec des boutons, qui produit des manipulations de symboles ? Ou bien est-ce quelque chose de plus large, comme ré-imaginer une pratique, la négocier avec d’autres, mais aussi ré-envisager ce que peut être la pratique de l’informatique. Ainsi quand un groupe de personnes se met à réfléchir, écrire et parler sur ce que serait ce logiciel, le logiciel fonctionne déjà, le logiciel met déjà le groupe au travail. Bien entendu, le chemin est long pour aboutir à quelque chose qui fonctionne comme un outil, mais qu’y a t’il à gagner en utilisant un outil tout fait ? User-friendly is user-deadly. Les logiciels préfabriqués reproduisent dans leurs options des séparations qui n’ont pas de sens pour les utilisateurs, notamment pour ceux qui ont participé aux sessions de travail cartographique. Ces outils divisent par exemple les usages artistiques et techniques, la « vraie » géographie et le dessin. Certes, dans un logiciel de cartographie, on peut changer ci et là des couleurs et des icones, mais le principe graphique organisationnel est toujours le même. Ce qui a par exemple peu d’intérêt pour des personnes voulant représenter leurs quartiers sous la forme d’une galaxie, de planètes et leurs relations sous forme de sillons dans la voie lactée. Si ils veulent représenter cette carte sous une forme imaginaire, ils doivent utiliser un logiciel de dessin et perdre toute connexion à la géographie. Si au contraire, ils utilisent un GIS, ils sont sommés d’abandonner l’imaginaire. Tresor, c’est l’outil qui refuse cette ségrégation. Il n’y a aucune raison acceptable pour cette division. Elle vient de la segmentation du marché, de la division des tâches dans l’économie, mais rien n’empêche d’imaginer un tel outil. Rien ? Si bien sûr. Le fait que les acteurs eux-mêmes ont intériorisé cette division. Je suis artiste et je dessine. Je suis cartographe et je mesure. Le premier effet de Tresor, avant la première ligne de code, a été de faire sauter les barrières mentales qui étaient internalisées par les participants.

Dans un deuxième temps, les participants se sont interrogés sur les possibilités d’élaborer un outil qui soit en accord avec la notion de « bien commun », en termes d’accessibilité, de régulation et de propriété. Ces questions les ont naturellement menés à la conclusion que les composantes de Tresor devaient être distribuées selon les principes qui régissent les licences libres. En effet, dans le cas d’une licence libre, les auteurs d’une œuvre logicielle, visuelle ou littéraire autorisent toute personne à s’approprier leurs créations, à les modifier et les distribuer, mais avec la contrainte de toujours citer ses sources ainsi que les auteurs précédents et de redistribuer ses propres œuvres dérivées sous la même licence, aux mêmes conditions. Ces licences libres sont ainsi plus qu’une simple solution pragmatique utilisée ça et là, elles sont aussi une sorte de constitution interne de projets collaboratifs qui visent à faire en sorte que ce qui est commun le reste. L’utilisation de ce type de licences est importante à deux niveaux pour Tresor. D’une part, elle simplifie les échanges des différents utilisateurs dans la production des cartes : tout le monde a le droit de réutiliser, modifier commenter les créations de chacun/e et de produire d’autres versions de ces cartes. D’autre part, toutes les personnes qui se sentent une affinité avec l’outil peuvent le corriger, l’améliorer, le tester, le documenter, le traduire, etc.

Dans un troisième temps, les participants se sont rendus compte qu’il existait déjà toute une série de logiciels libres isolés (par exemple des logiciels capables de se connecter à des bases de données GIS, des logiciels de dessin vectoriel, etc) qui, mis en réseau, pourraient offrir de multiples possibilités en matière de cartographie. Il en résulte donc que Tresor n’est pas un logiciel à proprement parler mais un ensemble de routes entre des logiciels libres existants, c’est une brèche dans des logiciels qui ne communiquent pas entre eux. Via une série de scripts, de stratégies d’utilisateurs, de plugins, d’add-ons, ces logiciels existants sont « trésorisés » selon les nécessités. A chaque projet de carte réalisé correspond une expérience documentée et du code publié, des outils testés qui petit à petit remplissent la boite à outils. Les premières lignes de code du projet ont eu pour objet de créer une connexion entre le logiciel libre de dessin vectoriel Inkscape et Mapserver, un serveur de cartes via le web, ou avec Spip un logiciel de publication d’articles sur le Web pour réaliser une ligne du temps. Ont suivi des projets de plus grande ambition comme genderartnet, une carte des artistes féministes qui travaillent en, ou à propos de l’’Europe et Busboitescartesmap (BBCM), une carte sonore d’explorations de la ville de Bruxelles. Ce dernier projet peut donner une idée de la manière dont un outil et des pratiques peuvent se conjuguer pour explorer et représenter différemment le territoire.

Ce projet procède par sessions. Pour chacune, une série de lieux sont choisis. Ces lieux correspondent aux boîtes postales du centre ville. Elles offrent une grande diversité d’environnements : on en trouve près d’écoles, dans des artères principales, dans des impasses, des parcs, etc. Un groupe de participants se rendent en ville avec un enregistreur audio et un GPS allumé et visitent les lieux sélectionnés. Les horloges du GPS et de l’enregistreur sont synchronisés. Au retour des participants, un logiciel de la boîte à outils Tresor extrait les segments audio qui correspondent aux emplacements des boîtes aux lettres en comparant les time code des deux appareils. Ces pistes audio sont alors placées sur une carte interactive grâce à laquelle on peut écouter le brouhaha de tous les sons enregistrés ou sélectionner seulement les sons enregistrés en un lieu précis, écouter échantillon par échantillon ou l’atmosphère globale d’un emplacement à divers moments de la journée. Comme les participants sont invités à jouer avec le contexte dans lequel ils sont placés (utiliser la boîte postale comme une sorte de tam-tam, ou jouer avec sa chambre d’écho, ou les bruits environnants, ou eux-mêmes décrire les alentours ou parler), les sons produits permettent de découvrir de nouvelles qualités de l’espace urbain et invitent chacun et chacune à poursuivre sa propre découverte de la ville.

Ces premières expériences réalisées au sein de Towards ou ailleurs grâce à Tresor montrent que ce type d’outils qui s’adapte aux besoins des utilisateurs plutôt que des les formater peut être d’une réelle utilité dans la production de représentations inédites et plurielles du territoire. Une prochaine étape serait donc d’arriver à le diffuser auprès d’un plus large public, pour que, dans la mesure des possibilités et des nécessités, il contribue à générer de véritables transformations... Mais ce processus sera sûrement complexe car chaque avancée apporte son nouveau lot d’entraves et de questionnements. Une des contraintes qui continue à alourdir le développement de Tresor est bien sur d’ordre économique. Du fait de sa nature hybride, c’est un OVNI pour de nombreuses sources de financement. De plus, la méthodologie de l’élaboration de ses spécifications ne rencontre pas les procédures habituelles en matière de développement de logiciels. En général, un certain nombre de personnes définissent ces spécifications qui sont ensuite gelées et puis implémentées par des experts. Dans le cas d’un projet comme Tresor on imagine mal comment geler des spécifications qui auraient pour but de définir l’approche subjective de la cartographie. D’où un développement organique, décentralisé et lent. Une autre difficulté est d’ordre juridique et vient du fait que les données qui composent les cartes géographiques (coordonnées geolocatives, points et formes, etc) ne tombent pas dans le champ d’application des licences libres, qui protègent les créations « originales » comme des œuvres littéraires mais pas la collecte d’informations « objectives » comme des coordonnées. Cette difficulté a été soulevée notamment par OpenStreetMap, dont Tresor utilise les sources de données régulièrement et auquel il contribue aussi. Après quelques années d’existence, les participants d’OSM se sont rendus compte que la licence avec laquelle ils distribuaient les données qui composent leurs cartes n’était pas valide devant un tribunal. Pendant un processus de plusieurs mois, la fondation OSM qui facilite les opérations du projet a organisé une consultation avec les participants et des juristes bénévoles liés à sa cause. L’objectif était de redéfinir une logique contractuelle pour être sur que toute personne puisse utiliser les données d’OSM sans problème, mais soit aussi contrainte de reverser ses modifications dans la base de données d’OSM si elle y apporte des correctifs, ou des ajouts. Ce qui est intéressant à observer dans les débats en ligne et hors ligne est la manière dont les participants se convainquent de l’importance de protéger leur ouverture, comment ils se montrent les uns aux autres l’importance d’éviter une récupération de leur effort commun sans se refermer et comment pour ce faire ils acceptent de contractualiser leur participation un peu plus pour préserver le sens de leur participation. Ce type de débats montre encore une fois que ce qui se veut commun se négocie perpétuellement.

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